Avez-vous déjà fait le lien entre le vote pour un parti raciste et les boutiques du centre de nos villes ?
Ătrange lien mais il est pour moi limpide et je le trace dans cet essai, le premier dâune sĂ©rie de rĂ©flexions autour de mon mĂ©tier que je publierai ici.
En 2020, durant les premiĂšres semaines du covid, jâai mis sur papier mes observations sur le commerce, lâauthenticitĂ© bidon, les sacrifices concĂ©dĂ©s Ă lâefficacitĂ©, la mainmise sur le mĂ©tier des Ă©lĂšves peu inspirĂ©s dâĂ©coles de commerce, et lâatroce homogĂ©nĂ©isation esthĂ©tique urbaine Ă lâheure des rĂ©seaux sociaux.
Mon point de vue sâest nettement radicalisĂ© depuis lâĂ©criture de ces pages mais si mon travail vous plaĂźt, ce texte devrait vous intĂ©resser, etâje lâespĂšreâvous ĂȘtre utile.
VERS UNE DĂGLOBALISATION
ESTHĂTIQUE
1.
La rĂ©sistance Ă lâInternet
(titre plus large sur lâimportance du commerce de dĂ©tail aujourdâhui)
De nos jours, tout porterait Ă croire quâouvrir une boutique relĂšverait dâune dĂ©marche plus mercantile quâautre chose, destinĂ©e Ă assouvir un appĂ©tit commercial. PlutĂŽt que la nĂ©cessitĂ© du service et de lâĂ©change, on a vite tendance Ă relĂ©guer la consommation dans les commerces de proximitĂ© Ă une activitĂ© futile, voire carrĂ©ment obsolĂšte Ă lâheure du commerce en ligne. Pourtant, dâaprĂšs mon expĂ©rience, crĂ©er un commerce au XXIĂšme siĂšcle devient une question importante. Petit Ă petit, je pense que lâon va sâapercevoir quâouvrir une boutique devient un geste de rĂ©sistance : rĂ©sistance Ă lâinternet, Ă la disparition du lien social, Ă la dĂ©sertification des centres ville. Dans cette pĂ©riode de crise sanitaire sans prĂ©cĂ©dent et de distanciation, tous ont pu constater que le commerce de proximitĂ© Ă©tait un lieu particulier, et avant tout celui du rendez-vous social. On peut Ă©largir ce constat hors pĂ©riode de crise : Ă©normĂ©ment de gens vivent isolĂ©s, ne parlant parfois dans une journĂ©e quâĂ leur boulanger ou quâau pharmacien du coin de la rue. Le commerce de proximitĂ© est donc vital, et je nâimagine quâavec effroi un monde oĂč les gens nâauraient, comme seule interaction sociale, la rĂ©ception dâun colis ou dâun repas avec le livreur de chez Chronopost et Deliveroo, ou son trajet dans un Uber. Ouvrir une boutique rĂ©pond avant tout au besoin de conserver le plus possible des endroits oĂč lâon se retrouve. Pour ceux qui sont dâune gĂ©nĂ©ration antĂ©rieure aux millenials, jamais on aurait pu imaginer que lâamour deviendrait un business, maintenant avec les applications de rencontres les gens ne se rencontrent plus. Avant, on devait aller dans un bar, un restaurant, ou mĂȘme juste aller aux devants de lâautre dans la rue. Jâai la sensation que dans nos sociĂ©tĂ©s occidentales, on perd progressivement ces interactions humaines. En ce sens, ouvrir des boutiques me semble vital pour la santĂ© mentale dâun pays. Ici donc, jâaimerais ouvrir quelques rĂ©flexions subjectives sur la nĂ©cessitĂ© de relancer le commerce de dĂ©tail, de rĂ©inventer la maniĂšre dont on lâapprĂ©hende et de reconsidĂ©rer lâimpact quâune telle dĂ©marche peut avoirâŠ
I. Pourquoi nos villes déclinent ?
1.
Christian de Portzamparc, Toute architecture engage une vision de la ville, Le Monde, 3 février 2006
Le style des villesâŠ
Il me semble que chaque ville a sa spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique. Son identitĂ© propre, oĂč se tĂ©lescopent les styles qui ont marquĂ© les diffĂ©rentes phases de son dĂ©veloppement, comme autant de strates visuelles qui forment le paysage urbain. Cette identitĂ© est une vĂ©ritable marque de fabrique : on la reconnait entre toutes. Ă tel point que, sitĂŽt que lâon met un pied dans certaines villes aujourdâhui, on est capables dâidentifier au premier coup dâĆil oĂč lâon se situe dans le monde. Ă Paris ses façades haussmanniennes, de style Empire et Restauration ; Ă New York ses cast-iron buildings, ses gratte-ciels Art DĂ©co et International, Ă Berlin son association du Bauhaus, des palais prussiens et de lâarchitecture stalinienne. Lâapparence des objets, des amĂ©nagements dâintĂ©rieur et des bĂątiments façonne le caractĂšre local dâun territoire donnĂ©, Ă un moment donnĂ©. Elle participe de la lente Ă©laboration de la culture des diffĂ©rentes sociĂ©tĂ©s, dans ce quâelle a de singulier. La spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique des territoires et des populations qui les habitent est insaisissable, et toujours en devenir. En ce qui me concerne, câest elle qui fonde mon dĂ©sir de voyage, pour aller Ă la rencontre de styles de productions qui ne me sont pas familiers. Jâestime quâelle matĂ©rialise notre rapport Ă lâaltĂ©ritĂ©, en constituant un langage visuel que la communautĂ© qui la modĂšle fait vivre et transmet aux gĂ©nĂ©rations futures.
La forme des choses qui nous entoure participe Ă la fabrication de notre culture : elle est le cadre physique Ă©lĂ©mentaire de toutes nos activitĂ©s. Les apparences du monde formel font partie intĂ©grante de notre quotidien, et influent sur nos maniĂšres dâagir individuellement et collectivement, elles modĂšlent notre ĂȘtre au monde. Câest dire lâimportance du design, du dessin des formes de ce que lâon dĂ©sire concevoir, fabriquer et intĂ©grer dans le monde. Et de la particularitĂ©, de la singularitĂ©, de la non-ressemblance de ces diffĂ©rentes formes.
Avant la globalisation de lâĂ©poque contemporaine, chaque territoire, Ă lâĂ©chelle de la ville, de la rĂ©gion, du pays, avait sa trajectoire esthĂ©tique particuliĂšre. Le style architectural Ă©tait toujours en lien avec un accĂšs Ă des matiĂšres locales et des modes de production spĂ©cifiques. Les pĂ©riodes successives ont eu chacune leur style, avec ses canons admis par tous. « Aujourd'hui, il n'y en a plus. C'est le trait majeur de notre nouvelle modernitĂ© : il n'y a plus de doctrine partagĂ©e1. » En Europe, par exemple, un territoire qui concentre des savoir-faire artisanaux plurisĂ©culaires, on fabrique aujourdâhui selon un style uniforme et flou, qui sâest dĂ©veloppĂ© Ă la fin des annĂ©es 1990 et qui sâest derniĂšrement dĂ©multipliĂ© avec lâapparition des rĂ©seaux sociaux. Il est possible que je me trompe, mais jâen viens Ă me demander si cette bouillie globalisĂ©e ne sâapparenterait-elle pas Ă un produit capitaliste comme les autres, en constituant la mode et les tendances visuelles actuelles ? Jâai la sensation quâil est fondamental de remettre en valeur ce que lâon pourrait appeler la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique dans lâespace et dans le temps, quitte Ă jouer quelque peu sur les fantasmes quâelle charrie. Car selon moi, les styles spĂ©cifiques sont autant de traces visuelles, ils constituent une mĂ©moire vivante de notre patrimoine Ă mĂȘme de rĂ©sister Ă lâamnĂ©sie que prĂŽne lâĂšre de lâuniformisation culturelle.
2.
⊠et lâexpĂ©rience de la consommation
Aujourdâhui, tourisme et consommation vont de pair. Ă ce titre, lâexpĂ©rience de la ville me semble profondĂ©ment intriquĂ©e avec celle de lâexpĂ©rience de consommation et dâachat dans les commerces qui la peuplent. Lorsque lâon visite un territoire, il va de soi quâune relation particuliĂšre se noue aux vendeurs dans les boutiques, aux serveurs dans les restaurants : ce sont parfois mĂȘme les seuls contacts que lâon aura tissĂ©s Ă notre retour. Au mĂȘme titre que les styles architecturaux, ces mĂ©tiers du tertiaire font partie de lâimage dâune ville. Plus mon expĂ©rience de consommateur sera de qualitĂ©, plus jâaurais tendance Ă revenir dans une boutique en particulier, voire mĂȘme dans une ville dans laquelle jâai pu par le passĂ© entretenir des relations privilĂ©giĂ©es avec ces mĂ©tiers du service.
Or, jâai la sensation que dans les sociĂ©tĂ©s capitalistes nĂ©olibĂ©rales, on a tendance Ă penser que, Ă©tant les derniers de la chaĂźne de consommation, ils sont moins importants. On peut mĂȘme parfois constater que certains commerces les considĂšrent comme vĂ©ritablement inutiles : ils sont substituĂ©s Ă des machines, comme les caisses automatiques. Si on les considĂšre comme de moindre importance, on aura donc tendance Ă moins les rĂ©munĂ©rer. Pourtant, je suis convaincu que si un vendeur maltraite un client, il dĂ©truira le travail du concepteur, du marketeur, du fabricant, du dĂ©but Ă la fin de la chaĂźne de production et de lancement dâun produit. Si tout peut ĂȘtre gĂąchĂ© par cette seule interaction entre un vendeur et un acheteur, qui dĂ©cidera si oui ou non il acquerra le produit, la place du vendeur ne serait-elle donc pas la plus importante ? DâaprĂšs moi, il est nĂ©cessaire dâavoir Ă lâesprit que cette partie de lâhistoire dâun produit, la vente, est totalement nĂ©gligĂ©e, alors quâelle peut tout faire basculer. Ă dĂ©faut dâinverser radicalement lâordre hiĂ©rarchique, je crois quâil est temps de reconnaĂźtre lâimportance de ces mĂ©tiers de service, et de cesser dâentretenir la prĂ©caritĂ© des vendeurs, leur sous-qualification, les bas salaires, etc.
2.
Kyle Chayka, Same old, same old. How the hipster aesthetic is taking over the world, The Guardian, 6 août 2016
3.
Serge Latouche, L'occidentalisation du monde, La Découverte, 2005
3.
La globalisation : lâorigine dâun cancer esthĂ©tique
Aujourdâhui, quand je parcours les centres des villes du monde entier, je fais le mĂȘme constat : tout se ressemble. Un style unique paraĂźt avoir colonisĂ© des espaces culturellement diffĂ©rents. Dans les cafĂ©s, de New York Ă SĂ©oul, de PĂ©kin Ă Berlin : mĂȘme dĂ©cor minimaliste, aux signes identifiables au premier coup dâĆil. Terrazzo, laiton, marbre, charpentes mĂ©talliques dĂ©coratives, mobilier pseudo scandinave ou industriel, ampoules Edison. Autant de matĂ©riaux et de styles dâameublement qui sâexportent mondialement et qui ne reprĂ©sentent plus aucune identitĂ© territoriale.
Un seul style globalisĂ©, dĂ©clinĂ© Ă toutes les sauces, qui repose sur le sens historique et la nostalgie des ateliers industriels qui occupaient jadis les quartiers quâil colonise dĂ©sormais. Ă cela prĂšs que lâauthenticitĂ© est ici fabriquĂ©e de toutes piĂšces. Avec la globalisation, ce style est devenu reproductible Ă lâinfini, et donc peu cher Ă produire. Il nâest donc pas seulement rĂ©pliquĂ© dans les cafĂ©s des villes du monde entier, il envahit tous les types de commerces : bars, restaurants, bureaux partagĂ©s, boutiques de mode. MĂȘme les logements locatifs de courte durĂ©e : tous tendent Ă lâhomogĂ©nĂ©itĂ© totale. ConsĂ©quence de la mondialisation, lâuniformisation esthĂ©tique fait rage.
Ce phĂ©nomĂšne ne vient pas de nulle part. On peut le comprendre comme une consĂ©quence dâun des facteurs plus particulier de la globalisation : la mobilitĂ© des personnes, qui augmente de maniĂšre exponentielle. Jamais on nâavait pu se dĂ©placer aussi rapidement, et dans autant de territoires, que ce soit pour des raisons professionnelles ou pour le tourisme. De plus en plus de voyageurs traversent les mĂȘmes centres urbains que sont Paris, Londres, SĂ©oul, Los Angeles⊠Dâune part, ils emportent avec eux la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique de ces villes, pour les ramener oĂč ils habitent. Dâautre part, il me semble que cette uniformisation Ă une demande. Demande de voyageurs Ă la recherche de lâauthentique local mais qui, paradoxalement, ont le dĂ©sir dâavoir le sentiment dâĂȘtre « chez soi » partout. Comme le souligne dĂ©jĂ en 2016 Kyle Chayka dans The Guardian2, ce style homogĂ©nĂ©isĂ© est destinĂ© Ă fournir un environnement familier et rĂ©confortant Ă cette Ă©lite aisĂ©e et mobile. Immense circulation mondiale de styles, Ă la base spĂ©cifiques Ă des territoires, qui se mĂ©langent et envahissent les grandes villes mondiales. Grand amalgame incohĂ©rent de tendances reproduites Ă lâidentique, nâimporte oĂč. Ă terme, ne risquerait-t-on pas de se retrouver dans un monde extrĂȘmement fade, et de progressivement dĂ©truire le patrimoine historique des territoires ? Pourquoi continuer Ă voyager, si les grandes villes perdent toute spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique ? Pourquoi continuer Ă consommer dans les commerces de proximitĂ©, si tous tendent Ă se ressembler ?
En plus de cela, je crois quâil est important dâavoir Ă lâesprit que lâuniformisation esthĂ©tique nâest quâun des visages dâun mouvement plus global dâuniformisation culturelle. Elle touche certes le design des objets, des amĂ©nagements dâintĂ©rieurs et lâarchitecture, mais aussi les autres sortes de productions esthĂ©tiques : le film, la musique, le vĂȘtement, les Ćuvre dâart. Et plus largement encore, elle sâabat sur toute forme de production culturelle : la langue, la gastronomie, les modes de vie, les valeurs, les normes⊠Comme le dĂ©crit lâĂ©conomiste français Serge Latouche3, lâuniformisation culturelle sâabat sur le monde Ă grande Ă©chelle. Elle rĂ©sulte de la diffusion de modĂšles culturels dominant, et dâune forme dâimpĂ©rialisme qui provient souvent des pays anglo-saxons, imposant leurs formes culturelles au reste du monde.
4.
Theodor Adorno et Max Horkheimer, Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, Allia, 2012
5.
Présentation de la Pantone Color of the Year, pantone.com, 2020
4.
Pinterest, Instagram, âŠÂ les Mecque de la crĂ©ation
Lâuniformisation esthĂ©tique nâest pas due Ă la seule circulation matĂ©rielle des styles. Elle rĂ©sulte aussi de la circulation immatĂ©rielle de tendances esthĂ©tiques dominantes, via lâapparition des rĂ©seaux sociaux au dĂ©but des annĂ©es 2000, et leurs milliards dâutilisateurs. DissĂ©minĂ©s dans le monde entier, les usagers de ces plateformes partagent massivement des images de rĂ©fĂ©rences constitutives de ce style globalisĂ©. RĂ©seaux sociaux dont les algorithmes façonnent notre maniĂšre de consommer lâimage. En hiĂ©rarchisant les publications pour montrer Ă lâutilisateur le contenu le plus susceptible de lâintĂ©resser : les mĂȘmes modes visuelles, les mĂȘmes signes, les mĂȘmes codes dĂ©jĂ aimĂ©s, partagĂ©s, sont par la suite rediffusĂ©s. Sans nous en rendre compte, les logiques internes des rĂ©seaux sociaux vont jusquâĂ modeler notre goĂ»t, et nous nous matraquons nous-mĂȘmes ce style mondialement uniforme.
Câest un constat qui nâest pas sans rappeler celui que font les philosophes crĂ©ateurs de lâĂcole de Francfort Theodor Adorno et Max Horkheimer. Sans forcer la rĂ©fĂ©rence, et en prenant la mesure des diffĂ©rences fondamentales entre la sociĂ©tĂ© de lâĂ©poque moderne et la nĂŽtre, le rapprochement avec le diagnostic quâil posent dans leur texte Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, paru en 1947, me saute aux yeux. Selon eux, le fonctionnement de lâindustrie culturelle (le systĂšme composĂ© des diffĂ©rents produits culturels que sont le cinĂ©ma, la radio, les magazinesâŠ) tendrait Ă la standardisation et Ă lâhomogĂ©nĂ©isation de toutes les Ćuvres et des produits culturels. « La civilisation actuelle confĂšre Ă tout un air de ressemblance4 » nous disent-ils. Lâindustrie culturelle standardise, schĂ©matise, simplifie pour le consommateur, dispensĂ© alors de penser. « Le style de lâindustrie culturelle est en mĂȘme temps la nĂ©gation du style » : câest exactement ce Ă quoi on assiste avec le cauchemar du style homogĂšne de lâuniformisation esthĂ©tique et de sa simplification due Ă la globalisation. Aujourdâhui, on assiste Ă un vĂ©ritable nivellement vers le bas de lâesthĂ©tique de nos villes. Jâai le sentiment quâen plus dâune uniformisation, le style subit un ralentissement Ă©norme.
Il nây a quâĂ Ă©tudier des photographies prises dans les centres villes entre les annĂ©es 1960, 1970 et 1980 : que lâon compare les modes vestimentaires ou le design des voitures de ces annĂ©es-lĂ , et lâon voit tout de suite la diffĂ©rence. Aujourdâhui, entre une photographie de 2002 et une seconde de 2012, on peut constater que les Ă©carts de styles sont beaucoup moins marquĂ©s, comme si la crĂ©ation avait Ă©normĂ©ment ralenti. On peut lâexpliquer notamment en raison de la peur du risque. Aujourdâhui, cette obsession de rĂ©duire les risques, on peut la voir infuser tous les domaines de la sociĂ©té : lâĂ©ducation, la santĂ©, le commerce⊠il nây a quâĂ regarder Ă quel point aujourdâhui on lutte contre les maladies ! Les prises de risques doivent ĂȘtre minimales, car la financiarisation de la crĂ©ation a conduit Ă lâinvention de benchmark : de lâanalyse des dĂ©sirs de consommation, de la veille sur les produits des entreprises concurrentes, pour optimiser la conception dâun produit Ă©quivalent que lâon voudrait lancer sur le marchĂ©. On regarde ce que les concurrents font et surtout ce que les gens veulent et on rĂ©pond Ă leur dĂ©sir fabriquĂ©s, on ne fait plus de la crĂ©ation parce quâil y a une forme de nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure qui va trouver un Ă©cho chez le spectateur, on fait de la crĂ©ation-marchandise parce quâon analyse, et quâon croit rĂ©pondre Ă une demande. Et les principaux pourvoyeurs de ces simili-idĂ©es, ce sont les rĂ©seaux sociaux : des benchmarks permanents⊠Depuis quelques annĂ©es, Pantone a créé la « couleur pantone de lâannĂ©e », quâils dĂ©finissent comme telle sur leur site internet :
La Pantone Color of the Year influence la tendance en matiĂšre de dĂ©veloppement de produits et influe sur les dĂ©cisions dâachat dans de nombreux secteurs, tels que la mode, le design industriel et dâintĂ©rieur, mais aussi la conception graphique et le conditionnement des produits. Le processus de sĂ©lection de la Color of the Year nĂ©cessite une mĂ»re rĂ©flexion et une analyse des tendances.5
Et câest bien lĂ ce qui est dramatique : lâannĂ©e suivante, de nombreuses grandes entreprises qui mettent des produits de consommation sur le marchĂ© vont suivre cette couleur ! Finalement, câest ce genre dâinitiative qui donne lâimpression que lâĂ©volution du style des objets, des automobiles, des vĂȘtements, des intĂ©rieurs et des bĂątiments, qui est un processus en constante mutation et en rapport avec le territoire dans lequel il se dĂ©veloppe, Ă©tait en train de stagner et se retrouvait quasiment Ă lâarrĂȘt. On pourrait appeler ça une routine esthĂ©tique : tout ce qui nous entoure se ressemble, est reproduit dâannĂ©e en annĂ©e et confĂšre Ă toute forme une impression de dĂ©jĂ -vu. Selon moi, le fait de voir et revoir des dizaines et des dizaines de fois les mĂȘmes formes produit une sorte dâennui esthĂ©tique ambiant, et conduit Ă la lassitude des sensations visuelles et corporelles. On peut aussi voir ce manque de surprise comme Ă©tant Ă lâorigine de lâannihilation du pouvoir dâagir et de la volontĂ© individuelle des habitants : nous devenons tous des zombies, notre sensibilitĂ© sâest endormie. Parfois, jâai la sensation que seule une rĂ©volution radicale serait susceptible de faire changer cet Ă©tat de fait, qui serait Ă la fois politique, sociale, Ă©conomique et donc, de maniĂšre bien plus liĂ©e quâon ne le pense, esthĂ©tique Ă©galement.
6.
Ălodie Falco, Le Marais dâantan, dâinsalubre Ă branchĂ©, Le Figaro, 2 mai 2019
7.
Jean-Laurent Cassely citĂ© par Marine Miller dans Le hipster pĂątissier est aujourdâhui plus valorisĂ© que le cadre supâ de la DĂ©fense, Le Monde, 17 juillet 2017
5.
Gentrification, pseudo proximité
et lâartisanat pour amateurs
Ă dĂ©faut de pĂ©ricliter, le style globalisĂ©, lui, a pour le moment de beaux jours devant lui. Il ne fabrique pas seulement une esthĂ©tique insipide et lassante : il est fondamentalement excluant. Il suffit de flĂąner dans les rues Marais, qui tire son nom des marĂ©cages sur lesquels il sâest construit, pour sâen apercevoir. Dans les annĂ©es 1940, il Ă©tait considĂ©rĂ© comme « lâune des verrues de Paris6 » ! Câest seulement dans les annĂ©es 1960, sous lâimpulsion dâAndrĂ© Malraux, que dâimportants travaux de rĂ©habilitation y sont amorcĂ©s, accompagnĂ©s dâexpulsions de nombreuses familles dâartisans et dâouvriers, qui vivaient dans des immeubles insalubres destinĂ©s Ă ĂȘtre rasĂ©s. Exit les pauvres, les ouvriers, les immigrĂ©s , les basanĂ©s : on signe la premiĂšre Ă©tape de la gentrification du quartier.
Câest justement sur cet hĂ©ritage prĂ©cis que se dĂ©veloppe lâuniformisation esthĂ©tique aujourdâhui. La hausse exponentielle des loyers a dĂ©figurĂ© lâancien quartier populaire, son MarchĂ© des enfants rouges, le plus vieux de Paris, et ses commerces de proximitĂ©. Le Marais sâest transformĂ© en une sorte de Las Vegas, quartier-vitrine branchĂ© oĂč ne vivent plus quâune infime tranche de la population et de riches touristes dans leur rĂ©sidence secondaire ou des logements locatifs de courte durĂ©e. La vie de quartier sâest considĂ©rablement appauvrie, dans des rues oĂč la seule activitĂ© qui demeure est le shopping dans des boutiques haut de gamme. Mais il ne faudrait surtout pas assumer lâuniformisation esthĂ©tique : les commerces tentent par tous les moyens de jouer sur les signes de la proximitĂ© et de lâauthentique, en tĂ©moigne la manipulation Ă tort et Ă travers du terme maison. On va sâhabiller chez Maison KitsunĂ© aprĂšs avoir mangĂ© chez Maison Plisson, puis on rentrera dormir Ă lâhĂŽtel Maison BrĂ©guet. On est loin de la fange du Marais, dĂ©sormais temple de la consommation et du luxe. Sous le faux vernis de la production locale et transparente, il y a aussi lâart du storytelling ou le marketing Ă outrance : on peut revenir Ă des terroirs, des circuits courts, des modes de productions plus Ă©thiques, on crĂ©e des mythes et des histoires autour du produit pour faire oublier que câen est un. Le storytelling, câest dâaprĂšs moi un des visages de lâhypermarketisation de tout ce qui est possible, afin de nourrir les rĂ©seaux sociaux.Â
Il est dâailleurs intĂ©ressant de poser la question : qui aujourdâhui ouvre ces nouveaux commerces ? Depuis quelques annĂ©es, on peut constater lâexplosion dâouverture de brasseries, de cafĂ©s, de fromageries, de torrĂ©facteurs, de boutiques de cĂ©ramique ou de vĂ©los vintage⊠Au premier abord, câest comme si lâartisanat ne connaissait pas la crise. Si on creuse un peu, on sâaperçoit que beaucoup sont des jeunes fraĂźchement diplĂŽmĂ©s de grandes Ă©coles de commerce ou de sciences politiques, en quĂȘte de « sens, » qui se reconvertissent de maniĂšre radicale vers des mĂ©tiers et des diplĂŽmes quâils mĂ©prisaient auparavant : des CAP, des formations courtes et des mĂ©tiers manuels ou artisanaux. Câest la peur pour ces jeunes de ce que lâanthropologue amĂ©ricain David Graeber a trĂšs bien thĂ©orisĂ© sous lâexpression de bullshit jobs : la peur des « emplois Ă la con ». Des emplois qui concernent surtout les travailleurs de bureaux, dont les journĂ©es sont organisĂ©es autour de tĂąches inutiles, superficielles et vides de sens, et qui crĂ©ent de lâaliĂ©nation car ils sont sans rĂ©el intĂ©rĂȘt pour la sociĂ©tĂ©.
Câest pour cette raison que lâon assiste Ă la mĂ©tamorphose des cadres supĂ©rieurs en nĂ©o-artisans tendance amateurs . Il y a un renversement dans les nouvelles gĂ©nĂ©rations de ce qui est branchĂ© : « un Instagram de tartes plutĂŽt que de travailler sur un Powerpoint dans un cabinet de conseil7. » Ces mĂ©tiers manuels ou alimentaires, ancrĂ©s dans un territoire local, en interaction avec les clients, semblent davantage Ă mĂȘme de pouvoir combler leurs aspirations. On assiste vĂ©ritablement Ă la naissance dâun nouveau profil : le nĂ©o-artisan qui dĂ©tient tous les outils du monde libĂ©ral, les mĂ©thodes et les codes des Ă©coles de commerce. En prĂ©tendant perpĂ©tuer une tradition, ces entrepreneurs ne crĂ©ent pas de simples fromageries telles quâon les connaissait il y a Ă peine vingt ans de cela. Ils crĂ©ent le Las Vegas de la fromagerie ! Tout a changé : sous couvert dâauthenticitĂ©, il y a la fabrication dâimages de marques, lâimportance des rĂ©seaux, des marges exponentielles avec des prix qui explosent, et le plus grave : une relation client amoindrie ou limitĂ©e aux fort potentiel dâachat.
6.
Lâappauvrissement de la crĂ©ation
LĂ oĂč ça coince, câest que ces entrepreneurs nâont souvent aucune compĂ©tence crĂ©ative, et que ce sont des anciens financiers ! Ils se contentent donc de suivre la mode, ce qui participe de lâunification de lâesthĂ©tique et des modes de production. On touche ici le problĂšme du doigt : câest que le pouvoir crĂ©atif a changĂ© de main.
Les vrais crĂ©atifs, eux, ont malheureusement donnĂ© beaucoup dâidĂ©es Ă tout le monde avec lâapparition des rĂ©seaux sociaux et du partage massif des images qui lâaccompagne. Et ces nouveaux entrepreneurs y ont eu accĂšs : ils ont eu lâimpression dâĂȘtre capable de devenir eux-mĂȘmes les crĂ©atifs, de sâinventer directeurs artistiques. Pendant longtemps, dans la pĂ©riode prĂ©-rĂ©seaux sociaux, on a eu lâidĂ©e que la crĂ©ation Ă©tait une sphĂšre relativement prĂ©servĂ©e et sĂ©parĂ©e du reste de la sociĂ©tĂ©. Et lĂ , les financiers se sont dit : « en fait, câest facile, je vois ça tous les jours, je vois les sources, les rĂ©fĂ©rences, le vocabulaire formel, donc je peux le faire moi-mĂȘme ! » Ils se sont appropriĂ© des compĂ©tences sans mĂȘme les avoir : câest ça le cauchemar qui crĂ©e une vĂ©ritable simplification esthĂ©tique, dans laquelle la source dâinspiration devient unique : Instagram, Facebook, Pinterest et les premiĂšres pages de Google Images. Les gens ne se rendent pas compte mais câest ce phĂ©nomĂšne dâaccessibilitĂ© survenu dâun coup qui tend Ă rendre la crĂ©ation de mauvaise qualitĂ©, parce que justement crĂ©er ce nâest pas faire du simple collage de rĂ©fĂ©rences et le transformer en bouillabaisse visuelle. En la rendant accessible Ă tout le monde, on a dĂ©complexifiĂ© la direction artistique, et des jeunes entrepreneurs se sont autoproclamĂ©s designers pour crĂ©er des marques en suivant les derniĂšres tendances visuelles.
Aujourdâhui, on peut voir que câest le marketing qui dĂ©crĂšte le design, Ă grands renforts de benchmarks esthĂ©tiques et de moodboards commandĂ©s Ă des agences de conseil en tendance. Ă mon sens, il faut impĂ©rativement recomplexifier le style de ce quâon produit. Et pour cela, les porteurs de projets doivent de nouveau faire appel aux vrais crĂ©atifs et aux designers, pour leurs compĂ©tences, leurs savoir-faire et la spĂ©cificitĂ© de leur style propre. Toutes ces raisons ont conduit par exemple, depuis quelques annĂ©es, au foisonnement de programmes immobiliers de reconstruction qui tendent Ă effacer du paysage les caractĂ©ristiques distinctives propres Ă chaque territoire. Les porteurs de projets de rĂ©amĂ©nagement semblent oublier lâhĂ©ritage architectural du contexte dans lequel ils sâimplantent, au profit dâune esthĂ©tique commune et globalisĂ©e. Et la mode a peu Ă peu remplacĂ© la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique.
8.
Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Présentation de Ornement et crime de Adolf Loos, Rivages, Paris, 2015
7.
La grande incompréhension fonctionnaliste,
ou comment un livre a été mal interprété
Il me semble que lâappauvrissement gĂ©nĂ©ralisĂ© de la crĂ©ation nâest pas simplement dĂ» Ă lâĂ©mergence des rĂ©seaux sociaux et la maniĂšre dont ils ont normalisĂ© et simplifiĂ© les esthĂ©tiques. Si tout tend Ă se ressembler, câest aussi parce que les designers ont mal interprĂ©tĂ© des textes fondateurs de la discipline, notamment certains Ă©crits dâarchitectes du mouvement moderne.
Lorsque lâarchitecte Adolf Loos publie Ornement et crime en 1908, il sâoppose vivement aux diffĂ©rentes modes ornementalistes caractĂ©ristiques des productions du Second Empire et de la IIIĂšme RĂ©publique Ă Vienne. La SĂ©cession viennoise et lâArt nouveau, les deux principaux courants dâarts appliquĂ©s de lâĂ©poque, sont alors marquĂ©s par un Ă©clectisme historicisant qui va un peu dans tous les sens. Avant tout, Loos sâen prend à « lâinstinct dâorner », dans lequel il voit la faillite de lâĂ©poque moderne Ă crĂ©er son propre vocabulaire formel. MĂȘme sâil est important dâavoir en tĂȘte le caractĂšre raciste dâun tel texte, qui sâen prend violemment aux Papous comme exemple dâune civilisation dite « infĂ©rieure », il me semble que lâon peut, au-delĂ des polĂ©miques et des paradoxes, en tirer quelques enseignements cruciaux sur les enjeux du design de lâĂ©poque. Pour vous donner une image, les intĂ©rieurs bourgeois du XIXĂšme siĂšcle en Europe Ă©taient parĂ©s dâĂ©paisses tentures qui peinaient Ă laisser passer la lumiĂšre naturelle, les fauteuils Ă©taient rembourrĂ©s et capitonnĂ©s, et laissaient ainsi dâinnombrables recoins aux microbes et Ă la poussiĂšre, dâinnombrables bibelots de styles de diffĂ©rentes Ă©poques sâaccumulaient et encombraient les salons.
Le combat contre lâornement sera collectif, puisque partagĂ© par dâautres figures de proue du mouvement moderne, tel que lâarchitecte autrichien Otto Wagner, qui Ă©noncera sa devise au fronton de sa villa HĂŒtteldorf : « La nĂ©cessitĂ© est seule maĂźtresse de lâart », ou encore, de lâautre cĂŽtĂ© de lâAtlantique, lâarchitecte amĂ©ricain Louis Sullivan qui, quelques annĂ©es plus tĂŽt, Ă©crivait « que la vie est dĂ©celable par son expression, que la forme suit la fonction. Et telle est la loi. » En France, Le Corbusier, qui publiera dâailleurs Ornement et crime en 1920 dans sa revue lâEsprit Nouveau, donne lui aussi ses propre mots pour dĂ©signer cette lutte dans son ouvrage de rĂ©fĂ©rence Lâart dĂ©coratif dâaujourdâhui : « [Il faut] sâinsurger contre lâarabesque, la tache, la rumeur bruyante des couleurs et des ornements. »
Il est fondamental de comprendre ces textes dans leurs Ă©poques : pour les pĂšres de la modernitĂ©, la question de lâornement ne se rĂ©sume pas simplement Ă un problĂšme esthĂ©tique mais porte un enjeu de civilisation. Les architectes dâalors voient dans lâornement un stigmate moral et un parasite Ă©conomique. Ils affirment quâun immeuble ou quâun objet doivent avoir une utilitĂ©, quâils ne peuvent pas ĂȘtre pure dĂ©pense dĂ©corative injustifiĂ©e, afin de privilĂ©gier le matĂ©riau, dont il sâagit de prĂ©server la beautĂ© intrinsĂšque, et la fonction. Cet idĂ©al esthĂ©tique sâaccompagne dâun idĂ©al dĂ©mocratique : si lâornement Ă©tait lâapanage des riches commanditaires, donc un facteur dâinĂ©galitĂ© sociale, son abolition permettra dâenvisager un monde plus juste. Il recouvre aussi un problĂšme de santĂ© publique : lâinsalubritĂ© des logements dans les mĂ©tropoles occidentales en pleine expansion crĂ©e des maladies alors inĂ©dites. LâhygiĂ©nisme promeut une nouvelle comprĂ©hension de lâenvironnement humain, dont les formes doivent pouvoir rĂ©pondre au bien-ĂȘtre moral et Ă la santĂ© de tous.
CĂŽtĂ© conception, on emprunte Ă lâindustrie ses matĂ©riaux et ses modes de fabrication Ă la chaĂźne : il faut donc dĂ©pouiller au maximum lâobjet pour rĂ©duire son nombre dâĂ©lĂ©ments constitutifs et donc le nombre dâĂ©tapes de production. « Le principe de beautĂ©, Ă ses yeux, dĂ©coule du principe dâĂ©conomie, et le principe dâĂ©conomie, du principe dâutilitĂ©8. » RĂ©trospectivement, si on regarde le style caractĂ©ristique des productions du mouvement moderne, on sâaperçoit que sa gĂ©omĂ©trie, ses surfaces lisses, ses lignes Ă©purĂ©es et lâattention portĂ©e aux nouveaux matĂ©riaux (tels que le bĂ©ton, le mĂ©tal ou le verre) : tout en lui concourt Ă crĂ©er un nouveau paradigme esthĂ©tique. Et ce style inĂ©dit nâest en rĂ©alitĂ© pas exempt de dĂ©coration : il affirme Ă sa maniĂšre le rĂ©gime dĂ©coratif, et, loin dâĂ©chapper Ă lâornement, qui ne fait que muter et changer de forme, il renouvĂšle lâapprĂ©hension des objets et des bĂątiments qui nous entourent. Si lâon analyse les rĂ©alisations dâintĂ©rieurs de Loos, on se rend vite compte que ses prĂ©ceptes sont tombĂ©s entre de mauvaises mains et ont Ă©tĂ© largement rĂ©duits. Regardez son American Bar Ă Vienne, oĂč il utilise laiton, bois, verre, onyx, des matĂ©riaux nobles et luxueux, tous composĂ©s ensemble afin de crĂ©er une atmosphĂšre spĂ©cifique Ă la modernité : câest tout sauf un white cube aseptisĂ© dĂ©nuĂ© dâornements ! Câest au contraire un intĂ©rieur trĂšs dĂ©corĂ©, au sens noble du terme, capable de crĂ©er une ambiance propice Ă la dĂ©tente et Ă la relaxation que demande un bar. Loin de rejeter lâornement, Loos ne fait que le renouveler radicalement.
Ă mon sens, certains des textes fondateurs ont Ă©tĂ© mal compris, dont des citations ont Ă©tĂ© arrachĂ©es de ce contexte historique europĂ©en si particulier et sont devenues des doctrines pour certains architectes et designers, qui les ont utilisĂ©es pour justifier un fonctionnalisme extrĂȘme. Ce que ces crĂ©ateurs voulaient dire, câest plutĂŽt : « Il faut mettre en valeur la matiĂšre pour ce quâelle est, et si vous faites simple, les coĂ»ts seront plus faibles ! » Au lieu de cela, les gens ont compris quâil fallait faire des immeubles et des objets dont lâaspect se rĂ©sumait Ă leur utilitĂ©. Cette incomprĂ©hension fondamentale dâOrnement et crime a donnĂ© une sorte de blanc-seing au grand capital, et plutĂŽt que de simplement abandonner lâornement superflu, on en est venu a tout simplifier et Ă utiliser des matĂ©riaux cheap. Au fond, ce sont aussi en grande partie ces mauvaises interprĂ©tations qui ont fait que le monde dâaujourdâhui est devenu moche !
8.
Designer : un métier populaire mais non accessible au peuple
RĂ©seaux sociaux, uniformisation des styles, hypermarketisation du design, interprĂ©tations biaisĂ©es⊠ce sont autant de facteurs qui ont, il me semble, conduit Ă lâappauvrissement et Ă la simplification de la crĂ©ation. En dernier lieu, une cause beaucoup plus directe me semble ĂȘtre une clĂ© de comprĂ©hension Ă ces phĂ©nomĂšnes : la formation et le mĂ©tier de designer, qui ont radicalement changĂ©.
Historiquement, il y a eu un affaiblissement important de la formation des designers. Avant, le design Ă©tait un mĂ©tier proche de celui de lâartisanat, avec des allers retours constants dans le travail de la forme, du dessin Ă la fabrication. Les chefs dâateliers sont parmi les meilleurs artisans français, ils sont chargĂ©s de ne former quâune dizaine dâĂ©lĂšves, et le temps de formation reste relativement court. Aussi, comme il subsistait une hiĂ©rarchisation importante entre les beaux-arts et les arts appliquĂ©s, les apprentis qui souhaitaient devenir artisans Ă©taient des gens du peuple, souvent issus de classes ouvriĂšres. Le bouleversement a aussi Ă©tĂ© quantitatif : lorsque lâĂ©cole Boulle est créée en 1886 par exemple, câest le seul endroit de formation professionnel dans les mĂ©tiers dâart, lâameublement et les arts appliquĂ©s en France. Aujourdâhui, il y a eu une explosion de lâoffre et de la demande dans la formation en art et en design : rien que dans lâenseignement public, on recense 44 Ă©coles supĂ©rieures dâart et de design pour plus de 12 000 Ă©tudiants (chiffres que lâon peut aisĂ©ment doubler si lâon prend en compte de lâenseignement privĂ©). La plupart de ces Ă©coles ne peuvent Ă©videmment pas se doter dâateliers et dâoutils incroyables, le recrutement des enseignants sâest institutionnalisĂ© et sâest Ă©loignĂ© du caractĂšre artisanal du mĂ©tier⊠Aujourdâhui, lâinformatique qui a pris une place Ă©norme dans la formation du mĂ©tier, la conception numĂ©rique, et lâinspiration visuelle sur les rĂ©seaux sociaux, ce quâon appelle la « tendance ». Câest pour ces raisons que lâon assiste Ă une simplification maximale, Ă la racine mĂȘme de ces mĂ©tiers de crĂ©ation : dans les Ă©coles.
Petit Ă petit, on peut aussi se rendre compte que designer est devenu un mĂ©tier de bourgeois. Les Ă©coles privĂ©es coĂ»tent entre 5 000 et 10 000 euros lâannĂ©e, sur le site de lâune des meilleures dâentre elles, Strate College, ils font carrĂ©ment de la pub pour leurs banques partenaires, afin de proposer des prĂȘts Ă taux prĂ©fĂ©rentiels pour permettre aux Ă©tudiant de financer leurs Ă©tudes. CrĂ©er une Ă©cole dâart, câest devenu un vĂ©ritable business, et ça peut rapporter gros ! Par ailleurs, les Ă©tudes sont devenues longues : de ce fait, mĂȘme dans les Ă©coles publiques, dont les plus sĂ©lectives se situent Ă Paris, le simple fait de devoir se loger pendant cinq ans dans la capitale fait immĂ©diatement le tri, et ce ne sont que les jeunes des classes sociales favorisĂ©es qui peuvent se permettre dây postuler. En France, il y a un manque de diversitĂ© catastrophique dans lâaccĂšs aux Ă©tudes dâart et de design. Cela explique pourquoi aujourdâhui le mĂ©tier de designer est devenu excluant : la financiarisation de la pĂ©dagogie et de la formation attire des futurs crĂ©atifs qui sont de base dĂ©connectĂ©s des besoins rĂ©els de la population moyenne. Il y a aussi, avec lâavĂšnement des rĂ©seaux sociaux, le narcissisme ambiant de notre Ă©poque et la starification du mĂ©tier, la volontĂ© de devenir un designer « auteur » reconnu et cotĂ©. Les prix de ce type dâobjets sâenflamment, et sâassimilent davantage Ă ceux, mirobolants, dâune Ćuvre dâart contemporain, quâau juste prix dâune table de qualitĂ© accessible et dĂ©mocratique.
Ces derniĂšres annĂ©es, la formation des designers a beaucoup changĂ©, mais sur une Ă©chelle de temps plus Ă©talĂ©e, ce sont Ă©galement les techniques de mise en forme et les processus de fabrication qui ont Ă©tĂ© bouleversĂ©s par lâindustrialisation. JusquâĂ la rĂ©volution industrielle, souvent lâartisan Ă©tait en mĂȘme temps celui qui dessinait lâobjet que celui qui le rĂ©alisait. CâĂ©tait quelquâun de qualifiĂ©, qui avait Ă la fois des savoir-faire manuels et une intelligence de mise en forme, il nây avait pas la distance Ă©norme entre le travail de conception et celui de fabrication quâil y a de nos jours. Aujourdâhui, dans la gĂ©nĂ©alogie dâun objet, dâun amĂ©nagement ou dâun bĂątiment, il y a des designers qui modĂ©lisent, et tout au bout des ouvriers qui viennent rĂ©aliser ce modĂšle. Ă lâheure de la conception numĂ©rique, le simple fait de dessiner un objet est souvent trĂšs limitĂ© aux outils de modĂ©lisation 3D proposĂ©s par des logiciels comme Rhinoceros, SolidWorks ou AutoCAD, trĂšs utilisĂ©s dans le design industriel, lâamĂ©nagement dâintĂ©rieur et lâarchitecture. Sur ces plateformes, on utilise des courbes de BĂ©zier pour dessiner, et ce nâest pas anodin de savoir quâelles ont Ă©tĂ© inventĂ©es par un ingĂ©nieur, dans le but de normaliser et de rationaliser le dessin. Rien que pour cette raison, on contraint et on rĂ©duit Ă©normĂ©ment toutes les possibilitĂ©s de crĂ©ation de forme. Ce que ça produit, in fine, câest une forme de standardisation esthĂ©tique. Le seul mouvement manuel nĂ©cessaire Ă la conception se retrouve circonscrit dans lâespace restreint du tapis de souris : il se rĂ©duit Ă un clic, rapide et efficace pour correspondre aux logiques de production de masse. Et le seul mouvement nĂ©cessaire Ă la fabrication est souvent rĂ©pĂ©tĂ© inlassablement, dans une vaste chaĂźne de montage.
Ces changements dans la maniĂšre dont on forme les designers et dont on donne forme Ă un objet ont Ă©galement conduit Ă appauvrir la crĂ©ation. Elles ont menĂ© le designer Ă ĂȘtre en rupture avec la sociĂ©tĂ© de son Ă©poque et sourd Ă ses vĂ©ritables besoins. Elles lâont conduit, tout comme lâartisan, Ă ne plus avoir une vue dâensemble sur lâavancĂ©e dâun projet, mais Ă ne se sentir que comme des maillons dâune longue chaĂźne de production. En fait, on a progressivement dĂ©possĂ©dĂ© les gens des fruits de leur travail, cela paraĂźt donc normal quâils ne peuvent plus ĂȘtre fiers et satisfaits dâavoir produit un objet dâun bout Ă lâautre : il se sentent interchangeables.
9.
Lâinfluence du Japon
Bien sĂ»r, câest Ă©vident que le style des amĂ©nagements dâintĂ©rieur ou des objets dâune culture ne peut pas exister en vase clos, et quâil se construit par lâimportation dâĂ©lĂ©ments exogĂšnes Ă lui-mĂȘme. Surtout Ă lâheure de la globalisation et de ses Ă©changes, câest absolument normal et mĂȘme bĂ©nĂ©fique que les diffĂ©rentes cultures esthĂ©tiques coexistent en Ă©tant permĂ©ables, et que des rencontres et des interactions se produisent entre elles. Que ce soit en architecture ou en design, Ă quelques dizaines dâannĂ©es dâintervalle, on peut penser Ă Frank Lloyd Wright ou Ă Charlotte Perriand et leur relation particuliĂšre au Japon.
DĂšs lâouverture de son cabinet Ă Chicago en 1893, on peut constater que Frank Lloyd Wright dĂ©veloppe une pensĂ©e de lâarchitecture organique trĂšs proche de la philosophie des rĂ©sidences traditionnelles et de lâart des jardins japonais. CâĂ©tait aussi un grand collectionneur dâestampes et de gravures japonaises. On peut voir cette influence partout dans son Ćuvre, notamment dans la conception ses Prairies Houses, tant au niveau de lâarticulation de lâarchitecture Ă la nature, du respect des matĂ©riaux naturels ou de la relative simplicitĂ© des constructions. Par la suite, au dĂ©but des annĂ©es 1910, il sâest beaucoup investi dans le projet de construction du nouvel HĂŽtel ImpĂ©rial de Tokyo, pour lequel il Ă©tait secondĂ© de plusieurs apprentis japonais, qui sont devenus eux-mĂȘmes des architectes renommĂ©s et qui ont pu transmettre la pensĂ©e de Lloyd Wright dans leurs propres cabinets dâarchitecture au Japon. En design, en 1940, Charlotte Perriand est mĂȘme devenue conseillĂšre dessinatrice en art dĂ©coratif auprĂšs du MinistĂšre du Commerce japonais ! Dans ce cas, câest alors carrĂ©ment lâĂ©tat qui sâappuyait sur ses prĂ©conisations pour orienter la production industrielle du pays. Mais Perriand, comme Wright, nâarrivaient pas au Japon avec lâidĂ©e dâune supĂ©rioritĂ© du style occidental. Tous deux Ă©taient avant tout des grands admirateurs de la culture japonaise et ils avaient lâhumilitĂ© de vouloir apprendre de la philosophie, de lâesthĂ©tique et des savoir-faire japonais. Leurs annĂ©es passĂ©es au japon Ă©taient faites de rencontres dâartisans, de visite dâateliers et dâusines, dâobservation des modes de vie⊠Ils se sont littĂ©ralement imprĂ©gnĂ©s de la culture et sâen sont inspirĂ© pour concevoir des objets, du mobilier et des bĂątiments, chez Perriand on peut voir cette rencontre incroyable de lâesthĂ©tique moderne occidentale et lâesthĂ©tique traditionnelle japonaise, avec ses matĂ©riaux et ses techniques, notamment lâutilisation du bambou, des tissages, de la laque, mĂȘme dans le traitement de lâespace, avec les qualitĂ©s de rĂ©partition entre ombre et lumiĂšre des maisons traditionnelles japonaises.
Les exemples sont innombrables. Dans une autre mesure, avec un partage culturel moins approfondi mais plutĂŽt de lâordre de lâemprunt assumĂ©, on peut penser Ă la China Chair du designer danois Hans Wegner, Ă©ditĂ©e par Fritz Hansen. Wegner a conçu cette chaise en sâinspirant trĂšs largement dâun style de fauteuil chinois traditionnel dit « en fer Ă cheval », quâil allait contempler au Danish Museum of Industrial Art. Si lâon compare les deux productions, on sâaperçoit quâil sâagit vraiment dâun redesign plutĂŽt que dâune rĂ©interprĂ©tation radicale, et pourtant câest bien cette chaise « chinoise » qui est devenue une icĂŽne du design scandinave moderniste ! On peut expliquer cette reconnaissance car ce fauteuil est une forme de synthĂšse qui associe le meilleur du savoir-faire danois en Ă©bĂ©nisterie de lâĂ©poque et la mise en forme traditionnelle des fauteuils chinois.
Mais selon moi, lâidĂ©e de rĂ©ciprocitĂ© dans la circulation des idĂ©es et des formes est radicalement diffĂ©rente du pillage unilatĂ©ral. Câest lĂ quâon peut faire la diffĂ©rence entre mĂ©tissage culturel ou appropriation culturelleâŠ
10.
Le syndrome du tempura, du ceviche et du caffĂš latte
Quand il ne sâagit plus dâun partage culturel dâĂ©gal Ă Ă©gal mais dâune utilisation dâĂ©lĂ©ments culturels par des puissances dominantes, qui vise directement au profit, on est plutĂŽt du cĂŽtĂ© de lâappropriation culturelle. On peut voir des dizaines de cas dâuniformisation culturelle fleurir dans les grandes chaĂźnes de restauration, qui misent de plus en plus sur des appellations exotiques pour sĂ©duire le consommateur. Câest lĂ quâon voit que la langue, elle aussi, a aujourdâhui une forme de valeur marchande qui est prise en compte dans les stratĂ©gies commerciales et le lancement de nouveaux produits. Câest pour cela quâaujourdâhui, dans les quatre coins du monde, on va appeler tout ce qui ressemble de prĂšs ou de loin Ă un beignet frit tempura, nâimporte quel plat Ă base de poisson cru ceviche, et Ă faire de tous les cafĂ©s avec du lait des latte. Sous prĂ©texte dâoriginalitĂ©, on attribue ces noms Ă des plats Ă mille lieues des spĂ©cialitĂ©s originales quâils dĂ©signent Ă la base, des noms qui deviennent totalement insensĂ©s et absurdes tirĂ©s hors de leur contexte culturel. Ces appropriations se font au mĂȘme titre que le style dâamĂ©nagement dâintĂ©rieur globalisĂ©, qui emprunte des Ă©lĂ©ments Ă diffĂ©rentes cultures, mais en les redigĂ©rant « à lâoccidentale », du minimalisme japonais au mobilier scandinave. Ces multiples allers et retours finissent par crĂ©er un magma global informe, qui devient la norme esthĂ©tique quand il revient lĂ mĂȘme oĂč il a Ă©tĂ© créé à lâorigine : câest le serpent qui se mord la queue.
En fait, la globalisation tend à effacer toutes les caractéristiques distinctives propres à chaque culture pour les rendre plus « consommables », il y a une vraie perte du patrimoine culturel spécifique à chaque territoire.
9.
Olivier Razemon, Comment la France a tuĂ© ses villes, Rue de lâĂ©chiquier, 2017
11.
Le déclin des centres villes
Si lâon veut ouvrir un commerce de maniĂšre juste, il faut dâune part analyser lâuniformisation des styles due Ă ce phĂ©nomĂšne que jâai appelĂ© la globalisation esthĂ©tique, mais il faut dâautre part comprendre pourquoi, sociologiquement, historiquement, politiquement, les boutiques ont Ă©tĂ© dĂ©laissĂ©es par les consommateurs.
« Bail Ă cĂ©der », « Liquidation : tout doit disparaĂźtre ! » : quand ce ne sont pas ces annonces qui parent les vitrines dĂ©sespĂ©rĂ©ment vides, ce sont des stores mĂ©talliques baissĂ©s qui habitent des villes qui semblent dĂ©sormais fantĂŽmes. Dans les petites et les moyennes villes, les boutiques abandonnĂ©es gagnent chaque annĂ©e plus de terrain : dans plus dâune ville sur trois, le taux de vacance (câest-Ă -dire la proportion entre les commerces Ă cĂ©der et les commerces actifs), dĂ©passe les 15%.Comme lâanalyse Olivier Razemon9, la dĂ©sertification commerciale est Ă lire comme le symptĂŽme dâun phĂ©nomĂšne plus large qui touche les centre des villes de moins de 100 000 habitants : la diminution de la population, donc des logements vides eux aussi, un taux de chĂŽmage qui augmente, la baisse du niveau vie, ainsi que la paupĂ©risation de la population qui y habite. Si les centres villes sont dĂ©sertĂ©s par les boutiques, câest parce quâon y paye des loyers commerciaux plus chers quâauparavant, parce que les gens ont plus de difficultĂ©s Ă accĂ©der au centre ville avec leurs voitures, aussi parce que le commerce en ligne tend Ă concurrencer les boutiques ayant pignon sur rue.
Câest un phĂ©nomĂšne qui rĂ©sulte de choix politiques, idĂ©ologiques et urbanistiques de la France des annĂ©es 1950/1960, au croisement de plusieurs problĂ©matiques : lâaccĂšs Ă la propriĂ©tĂ©, le dĂ©veloppement du tout automobile, la naissance de la grande distribution, lâexode rural⊠à lâĂ©poque, la ville doit sâĂ©taler le plus possible pour endiguer la promiscuitĂ© des centres villes, pour quâon ne soit plus les uns sur les autres. La façon la plus facile dâaugmenter la croissance Ă©conomique et de crĂ©er de lâemploi câĂ©tait donc de promouvoir la crĂ©ation de zones industrielles et commerciales en pĂ©riphĂ©rie des grandes villes. Entre un supermarchĂ© qui crĂ©e 300 emplois et qui paye des taxes dâapprentissages et un petit boucher qui va faire son commerce de proximitĂ©, le choix est vite fait pour les politiques qui dĂ©cident de lâattribution des projets de construction. On donne alors des terrains le plus vite possible au promoteur qui dĂ©sire dĂ©velopper le supermarchĂ©. Câest vĂ©ritablement ce type de vues politiques Ă court terme qui fait quâon a dĂ©truit lâentrĂ©e des villes. Ce quâon ne voit pas en Angleterre, ou en Italie : certaines parties de lâEurope sont encore protĂ©gĂ©es et on constate que câest un choix proprement français.
Dans les annĂ©es 1960, on a donnĂ© la prioritĂ© aux commerces et Ă la consommation, Ă la vente de produits de moyenne gamme, accessibles Ă tous. Câest Ă ce moment que naissent les empires de la grande distribution comme Leclerc ou Auchan, qui sâimplantent aussi lĂ oĂč il y a plus de place, et plus proches des classes moyennes et supĂ©rieures qui ont prĂ©fĂ©rĂ© sâinstaller dans les banlieues pavillonnaires. Les centres villes ne sont depuis plus du tout adaptĂ©s pour accueillir ce parc automobile : Ă ce moment, la consommation se dĂ©place du commerce de proximitĂ© de centre-ville au supermarchĂ© de pĂ©riphĂ©rie. La concurrence est elle aussi dĂ©loyale, et pour le consommateur moyen de lâĂ©poque câest un rĂȘve : on ne va plus du poissonnier au boucher en passant par le primeur, tout est prĂ©sent dans un mĂȘme espace, câest la possibilitĂ© dâun gain de temps non nĂ©gligeable. Les prix sont beaucoup plus bas Ă©galement, le nombre de rĂ©fĂ©rences est Ă©norme. Dans le mĂȘme temps, on peut sâapercevoir que câest toute lâorganisation du territoire qui change de paradigme : il y a notamment la vente de tous les terrains alentours, qui appartenaient dâabord aux paysans. Cela va avec toute une vague dâaccession Ă la propriĂ©tĂ© des classes moyennes, qui acquiĂšrent des maisons conçues sur un mĂȘme modĂšle, donc moins chĂšres, dans les zones pavillonnaires qui entourent les villes. Avec cela, inĂ©vitablement, la place Ă©norme que prend la voiture individuelle. Câest vraiment lâimage des films de Tati ou tout devient normalisĂ© et automatisĂ© jusquâĂ lâabsurde. Finalement, câest lâintĂ©rĂȘt des habitants pour les centres villes qui sâest historiquement Ă©croulĂ©, exceptĂ© pour les trĂšs grosses villes comme Paris ou Lyon, oĂč les classes aisĂ©es et cultivĂ©es persistent et pour lesquelles la voiture nâest pas forcĂ©ment une obsession.
Aujourdâhui selon moi il y a un vrai lien entre le dĂ©clin des centres villes et les orientations politiques des individus. Dans les villes plus petites, oĂč les classes moyennes et supĂ©rieures se sont massivement installĂ©es en pĂ©riphĂ©rie, elles ont Ă©tĂ© remplacĂ©es par des populations plus pauvres, souvent issues de lâimmigration, et les premiĂšres boutiques que lâon voit quand on vient dans le centre, ce sont des boucheries hallal, des kebabs. Et lĂ , alors que la population immigrĂ©e est minoritaire, elle devient visuellement majoritaire. On passe de temps en temps dans le centre-ville parce que souvent les institutions publiques comme les bureaux de postes, les mairies ou les institutions privĂ©es comme les banques y restent : on a donc une impression que la population, majoritairement immigrĂ©e, est au chĂŽmage, quâils ne font rien et quâil restent assis sur des bancs toute la journĂ©e Ă discuter. Ce nâest quâune impression, mais elle est dramatique, car elle amĂšne les gens Ă croire quâils sont « remplacĂ©s », dâoĂč cette thĂ©orie du grand remplacement.
Câest un cercle vicieux : parce quâil y a dĂ©laissement des centres villes par les classes moyennes pour les pĂ©riphĂ©ries, les commerces de proximitĂ© disparaissent, parce quâil y a exiguĂŻtĂ© des logements, les populations les plus pauvres obligĂ©es de rester sont obligĂ©es de vivre la moitiĂ© du temps dehors, parce quâil y a cette impression visuelle de personnes issues de lâimmigration qui « trainent » dans les rues des centres villes, les gens deviennent xĂ©nophobes et pensent quâils sont « envahis ». Si on laisse les processus actuels arriver, les centres villes vont ĂȘtre vides et les gens vont devenir fachos ! Câest ce qui se passe dans beaucoup de villes du sud de lâest et du nord : ce nâest pas anodin selon moi quâĂ BĂ©ziers, oĂč prĂšs dâun quart des magasins sont inoccupĂ©s, le FN fasse de si gros scores et que Robert MĂ©nard soit Ă©lu aux derniĂšres municipales avec prĂšs de 70% des suffrages, câest terriblement inquiĂ©tant !
10.
Derek Thompson, What in the World Is Causing the Retail Meltdown of 2017?, The Atlantic, 10 avril 2017
12.
Ăviter le Retail apocalypse
Aux Ătats-Unis, on a appelĂ© ça le Retail Apocalypse10 (Apocalypse de la vente au dĂ©tail). Lâexpression sâest gĂ©nĂ©ralisĂ©e dans la presse outre-Atlantique en 2017, Ă la suite de nombreuses faillites et de fermetures de magasins de vente au dĂ©tail. On compte notamment le gĂ©ant du jouet Toys âRâ Us qui dĂ©pose le bilan avec une dette de lâordre de 5 milliards de dollars fin 2017, et liquide tous ses magasins amĂ©ricains en 2018, en licenciant ses 33 000 salariĂ©s. LâApocalypse dĂ©signe la maniĂšre dont les consommateurs dĂ©laissent les points de vente physiques : la distribution en boutiques ayant pignon sur rue pĂ©riclite peu Ă peu, au profit de gĂ©ants digitaux du dĂ©tail comme Amazon. Outre les raisons prĂ©cĂ©demment exposĂ©es, câest Ă©galement dĂ» en grande partie au changement des habitudes de consommation de toute une nouvelle gĂ©nĂ©ration, qui se tourne vers les achats en ligne via les tĂ©lĂ©phones mobiles. De nombreux rĂ©seaux sociaux comme Instagram se sont convertis en quelques annĂ©es en plateformes de vente dĂ©matĂ©rialisĂ©e. Les premiers secteurs touchĂ©s ont Ă©videmment Ă©tĂ© lâindustrie du vĂȘtement, de lâobjet, du livre, du film, de la musique : en fait toute lâindustrie culturelle. Mais le phĂ©nomĂšne nâest pas seulement dĂ» Ă la montĂ©e en puissance du e-commerce.
Je fais un lien direct entre Retail Apocalypse, uniformisation esthĂ©tique et culture de la productivitĂ©. En pĂ©riphĂ©rie des villes, les supermarchĂ©s proposent tous les mĂȘmes rĂ©fĂ©rences Ă tous leurs consommateurs, et en centre-ville, ce sont surtout les commerces de bouche, avec leurs offres spĂ©cifiques, qui ont Ă©tĂ© remplacĂ©s par des boutiques de mode et par des chaĂźnes qui rĂ©ussissent Ă se structurer et Ă franchiser. Comme les supermarchĂ©s, elles aussi se ressemblent toutes, et proposent les mĂȘmes produits dâune ville Ă lâautre. Pour le peu de boutiques physiques qui restent, câest parce que la qualitĂ© de lâarchitecture dâintĂ©rieure a Ă©tĂ© nĂ©gligĂ©e, au profit dâun style homogĂšne qui ne correspond plus Ă aucune spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique, que les consommateurs ont Ă©tĂ© amenĂ©s Ă ne plus sây rendre. Câest Ă©galement car il y a un problĂšme de sĂ©lection dans les produits mis en vente, tout autant que dans la qualitĂ© du service et des Ă©changent, qui nĂ©cessitent du temps.
11.
Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010
12.
André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole II, La Mémoire et les rythmes, Albin Michel, Paris, 1964
13.
De lâĂ©change de temps
On a une vĂ©ritable culture de la productivitĂ© et du profit dans les boutiques : au mĂȘme titre quâil faut concevoir et fabriquer plus vite, il faut vendre plus vite. Tout cela a menĂ© Ă une expĂ©rience client pauvre et facilement substituable aux informations sur internet. Le dernier aspect attractif des boutiques Ă©tait la possibilitĂ© de consommer « en direct », en entrant dans un magasin et en en ressortant avec son produit. Finalement, cette immĂ©diatetĂ© a Ă©tĂ© liquidĂ©e par Amazon prime et sa promesse de livraison en seulement deux heures. Sur ce point, il est trĂšs complexe de rivaliser car on souffre aujourdâhui dâune addiction Ă la rapiditĂ© dans nos sociĂ©tĂ©s capitalistes.
Câest un phĂ©nomĂšne quâa trĂšs bien dĂ©crit le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa11. Aujourdâhui, les consommateurs sont pressĂ©s et avides de grandes vitesses. On veut tout, tout de suite, avant tout le monde. Et il me semble que ce rĂ©gime de constante accĂ©lĂ©ration va Ă lâencontre de la qualitĂ© de lâexpĂ©rience que doit Ă mon sens susciter lâacte dâachat dans une boutique. Cela touche aussi lâimmobilier : les propriĂ©taires partagent cette sorte de vision dâimmĂ©diatetĂ© catastrophiste, donc font des loyers extrĂȘmement hauts, parce quâaujourdâhui une ville comme Paris attire le monde entier. Bien sĂ»r la situation est diffĂ©rente dans les petites villes qui ne peuvent pas jouer ce jeu-lĂ , car le monde entier ne veut pas aller Ă Limoges ou Ă Toulouse, quoique ! Ces loyers hors de prix participent de la gentrification dâune part, mais aussi de lâimpossibilitĂ© pour les locataires, quâils soient particuliers ou gĂ©rants dâune boutique, de se projeter dans des intentions Ă long terme. Les baux passent ainsi dâun locataire Ă lâautre, et Ă dĂ©faut de concevoir des boutiques pĂ©rennes, on les abandonne au profit de lâimmĂ©diateté : on crĂ©e des marques Ă©clair dont la durĂ©e de vie sera seulement de quelques mois et on ouvre ce que lâon a appelĂ© des pop-up stores⊠Les pop-up stores, ce sont ces boutiques Ă©phĂ©mĂšres qui sont nĂ©es dans les annĂ©es 1990 dans les grandes villes comme Londres, Paris, Los Angeles, Tokyo, et qui se sont imposĂ©es comme un nouveau format de retail. Le pop-up store repose sur un bail de courte durĂ©e, un an maximum, le plus souvent une semaine ou un mois, payĂ© dans son intĂ©gralitĂ© avant lâentrĂ©e dans les lieux. Il a pour but dâĂ©couler toute la marchandise, que ce soit dans le secteur de la mode, de la nourriture, des technologies, lâidĂ©e est de faire un grand « coup » marketing, en mettant en valeur lâaspect limitĂ© des produits, donc leur attractivitĂ© et la nĂ©cessitĂ© de les acquĂ©rir vite, sur un coup de tĂȘte. Câest un format qui permet Ă©galement de tester des nouveaux produits sans prendre un trop gros risque en commercialisant dâemblĂ©e une nouvelle gamme de produits dans des millions dâexemplaires.
Dans les faits, câest la trame de la vie quotidienne toute entiĂšre qui a Ă©tĂ© colonisĂ©e par le paradigme de lâurgence qui dirige lâĂ©conomie. Le fantasme dâune production qui ne sâarrĂȘterait jamais rĂ©pond au fantasme dâun modĂšle dâindividu moderne qui pourrait produire, consommer, travailler lui aussi Ă temps plein. Câest dĂ©jĂ un fait : avec internet, on peut faire des achats 24 heures sur 24, on consulte nos mails dans notre lit, on tĂ©lĂ©phone aux toilettes et on lit en mangeant. Seulement, cette quĂȘte de la vitesse est Ă lâopposĂ© du rythme physiologique humain, liĂ© Ă lâallure et au cadencement de la marche par exemple. Câest ce que soulevait dĂ©jĂ lâanthropologue Leroi-Gourhan12, au sujet du dĂ©calage entre la vitesse dâĂ©volution des objets techniques et la lenteur propre au corps humain, restĂ© le mĂȘme quâĂ lâĂšre prĂ©historique. Et câest la collusion entre ces deux rythmes contradictoires qui crĂ©e cette sorte de pathologie de la modernitĂ©, constituĂ© par un sentiment dâurgence constante.
Aussi, il me semble quâil est important de ne pas oublier que ce mĂ©tier consiste avant tout Ă vendre du temps. Jâai toujours considĂ©rĂ© que le commerce câĂ©tait des Ă©changes de temps : si jâachĂšte ce vĂ©lo, qui est relativement cher, je vais avoir lâimpression quâon a mis beaucoup de temps Ă le concevoir, Ă le fabriquer et Ă me le vendre. En achetant, ce que je donne dans lâĂ©change câest un certain nombre dâheures de ma vie, Ă©tant donnĂ© que je suis moi-mĂȘme payĂ© Ă lâheure. Donc si je paye ce vĂ©lo mille euros et que je suis payĂ© cinquante euros de lâheure, jâestimerais que ce vĂ©lo vaut 20 heures de mon temps de travail. En dâautres mots, lâargent que je gagne, câest du temps que je donne Ă fabriquer. Cela a un nom au Japon, Honmono, le vĂ©ritable produit. Câest un terme qui est trĂšs proche de la notion dâartisanat, de spĂ©cificitĂ© du patrimoine culturel et historique. Il implique que la personne qui participe Ă son Ă©laboration y soit trĂšs fortement impliquĂ©e, et quâelle est douĂ©e dâun savoir-faire technique transmis et perfectionnĂ© de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Le Honmono suggĂšre un niveau de qualification, de connaissance et de compĂ©tence qui garantit la qualitĂ© du produit final fabriquĂ©, ce quâon pourrait nommer un objet authentique. Pour donner un des exemples les plus communs, on peut constater la passion du bel objet chez les adeptes de couteau japonais, dont les rĂšgles strictes de fabrication ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es par le travail passionnĂ© de maĂźtres artisans qui se sont succĂ©dĂ©s durant des siĂšcles de forge.
Câest tout ce que Marx apporte de rĂ©volutionnaire Ă la philosophie Ă©conomique quand il invente le concept de fĂ©tichisme de la marchandise, pour dĂ©signer cette maniĂšre quâa le systĂšme capitaliste de dissimuler derriĂšre lâapparence triviale de la marchandise le temps de travail des producteurs, en rĂ©ifiant lâessence fondamentale des rapports sociaux entre les individus. Ce qui est beau avec le luxe câest cette ambiguĂŻté : on le vend trĂšs cher, on vend une impression de temps dâĂ©laboration trĂšs lent, on fait la promotion dâun certain artisanat en façonnant lâimage dâouvriĂšres laborieuses qui piquent inlassablement le mĂȘme morceau de tissu pour achever une broderie⊠Alors que parfois la fabrication nâexige pas du tout autant de temps quâelle en aurait lâair. Certaines marques de luxe sont allĂ©es jusquâĂ dĂ©velopper des machines Ă coudre qui font des faux piquĂ© mains : ici on se rend bien compte que câest avant tout une image que lâon achĂšte lorsquâon consomme du luxe, et que les grandes maisons misent sur le fait de perpĂ©tuer cette image du luxe Ă la française intrinsĂšquement liĂ© aux savoirs faires artisanaux. Mais finalement ne pourrait-on pas Ă©largir cette question du temps Ă tous les domaines ? LâamitiĂ© et lâamour aussi sont une histoire de temps : de temps que lâon a envie de passer avec une personne, le temps oĂč lâon pense Ă celle-ci⊠La vie aussi, câest une histoire de temps : on est lĂ pour un temps donnĂ©.
13.
Guillaume Ledit, Nous sommes malades de notre rapport au temps, entretien avec JérÎme Baschet, Usbek et Rica, 2018
14.
Obésité visuelle ou NO FUTURE
Notre rapport Ă la temporalitĂ© est aujourdâhui extrĂȘmement complexe, paradoxalement il me semble que câest un impensĂ© lorsquâil sâagit de rĂ©flĂ©chir aux problĂšmes Ă©conomiques et sociaux contemporains. Culture de la productivitĂ©, addiction Ă la rapiditĂ©, Ă©change de temps, il y a un dernier rapport au temps quâil me semble important dâaborder, celui de prĂ©sent Ă©ternel.
Nous sommes constamment martelĂ©s dâimages et dâinformations, que nous ne pouvons pas digĂ©rer. DĂšs que lâon reçoit un signe, on est dĂ©jĂ dans le prochain : quâil sâagisse des photos sur Instagram ou des sites dâinformations en continu. Câen est devenu tellement pathologique quâon a par exemple créé un nĂ©ologisme pour dĂ©signer le faire de faire dĂ©filer les fils dâactualitĂ© Ă lâinfini sur les rĂ©seaux : le doomscrolling. Avec la crise sanitaire, la paranoĂŻa ambiante, le confinement chez soi, les violences policiĂšres⊠Câest un symptĂŽme qui sâest largement dĂ©veloppé : on recherche frĂ©nĂ©tiquement de lâinformation, de lâimage, on cherche Ă combler un vide, les yeux rivĂ©s Ă lâĂ©cran, en faisant dĂ©filer les donnĂ©es, parfois pendant des heures. Cette consommation excessive construit un cercle vicieux : plus on scrolle, moins on rĂ©ussit Ă assimiler, Ă digĂ©rer, plus le sentiment dâimpuissance et lâanxiĂ©tĂ© sâauto-alimentent et nourrissent lâaddiction⊠Nous sommes devenus des obĂšses visuels ! Alors câest comme si nous Ă©tions victimes dâun trop plein de prĂ©sent. Un prĂ©sent permanent, qui ne permet pas de rĂ©flĂ©chir sereinement le futur ou de digĂ©rer rĂ©trospectivement le passĂ©. Et cela a un impact sur ce quâon voit et ce que lâon dĂ©sire faire : on ne regarde que petit, que demain, sans anticiper ne serait-ce que lâannĂ©e prochaine.
Dans le domaine de la philosophie du temps, lâattitude qui consiste Ă considĂ©rer que seul le moment prĂ©sent existe, et non le passĂ© et le futur, a aussi un nom: câest le prĂ©sentisme. Aujourdâhui, nous sommes vĂ©ritablement malades de notre rapport au temps. Câest notamment la thĂ©orie dâun historien mĂ©diĂ©viste, JĂ©rome Baschet, qui a publiĂ© en 2018 son ouvrage DĂ©faire la tyrannie du prĂ©sent :
Le prĂ©sent perpĂ©tuel, ou prĂ©sentisme, est une forme d'enfermement dans un prĂ©sent hypertrophiĂ© qui, d'un cĂŽtĂ©, affaiblit le rapport historique au passĂ© en rĂ©duisant ce dernier Ă quelques images mĂ©morielles Ă©parses et, de l'autre, interdit toute perspective de futur qui ne soit pas le prolongement du prĂ©sent. [âŠ] ĂternisĂ©, le prĂ©sent apparaĂźt dĂšs lors comme le seul monde possible. C'est un rapport au temps historique [âŠ] qui est propre Ă la forme nĂ©olibĂ©rale du capitalisme, qui s'impose Ă partir du milieu des annĂ©es 1970 et, plus encore, dans la dĂ©cennie suivante.13
On peut se lâexpliquer notamment par notre rapport au futur, qui depuis les annĂ©es 1970/1980, les dĂ©buts du nĂ©olibĂ©ralisme, a totalement changé ! Le futur, depuis les LumiĂšres, Ă©tait synonyme de progrĂšs, et la sociĂ©tĂ© accordait globalement beaucoup plus de confiance et dâoptimisme en lâavenir. Aujourdâhui, nous nous sentons impuissants devant les crises politiques, Ă©cologiques, Ă©conomiques, sociales et sanitaires Ă rĂ©pĂ©tition. Toute une gĂ©nĂ©ration dâindividus a perdu cette foi en lâavenir, et le futur est davantage synonyme de menace que dâespoir. Mais nous devons croire quâil est possible de changer ce rapport au temps, dâouvrir des possibilitĂ©s de se projeter dans le futur, non pas avec la certitude du progrĂšs propre au capitalisme mais peut-ĂȘtre dans des systĂšmes plus alternatifs.
Câest un constat trĂšs gĂ©nĂ©ral que lâon peut faire ici, mais qui sâapplique notamment Ă la conception des boutiques. Aujourdâhui, on exploite le rĂ©gime de lâĂ©phĂ©mĂšre pour suivre les tendances, une boutique peut sâouvrir seulement pour quelques mois et disparaĂźtre aussitĂŽt, et câest cette impossibilitĂ© de se projeter dans des vues Ă plus long terme qui rend les gens malades et fatalistes. Il faut pouvoir briser ce systĂšme du prĂ©sent perpĂ©tuel. Dans la conception dâun commerce, ça peut passer par des engagements trĂšs simples, mais qui vont Ă lâencontre des logiques de prĂ©cipitation commerciale du systĂšme nĂ©olibĂ©ral. On peut par exemple dĂ©cider de produire de maniĂšre plus juste, faire primer la qualitĂ© au profit. Cela nĂ©cessite des logiques plus lentes et donc parfois plus chĂšres. En tant que consommateur, on peut dĂ©cider dâacheter moins, mais mieux, investir un peu au moment de lâachat dâun produit plus qualitatif, dans lâintention de la garder plus longtemps. De prendre le temps de choisir son peigne, le peigne qui nous accompagnera pendant des annĂ©es, plutĂŽt que dâen prendre un en plastique dans une grande surface, et de le casser ou de le jeter quelques mois plus tard parce que câest un objet qui ne vaut rien Ă nos yeux, ni symboliquement, ni affectivement, ni qualitativementâŠ
Je suis persuadĂ© que la question fondamentale est ici : quelle est la vie dâun produit aujourdâhui ? Aujourdâhui, pourquoi pour le prix dâun hamburger que lâon va engloutir en quelques minutes, on peut sâacheter un pantalon que lâon serait censĂ©s pouvoir conserver toute une vie ? Câest bien ça qui nâest ni normal ni sain : et câest justement un problĂšme sur lâusage que lâon fait des diffĂ©rents temps, de production, de rĂ©flexion, de choix, de consommationâŠ
14.
Georg Simmel, Philosophie de la mode, Allia, 2013
15.
CitĂ© par Soazig Le NevĂ© dans Ă Paris, des classes moyennes en voie de disparition, Le Monde, 11 juin 2019Â
15.
La racisme esthético-social
Le style globalisé : il y a ceux qui peuvent se le permettre et ceux qui ne peuvent pas. En 1905, le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel avait dĂ©jĂ analysĂ© les processus de clivages propres Ă la mode, dans un court essai intitulĂ© Philosophie de la mode. En tant quâimitation, elle se constitue comme acte dâappartenance Ă la sociĂ©tĂ©, tandis quâen tant que diffĂ©renciation, elle modĂšle un acte de distinction sociale. La mode doit selon Simmel ĂȘtre pensĂ©e main dans la main avec la hiĂ©rarchie sociale, elle forme « un produit de la division en classes14 ». Le style globalisĂ© fonctionne comme une mode en tant que forme sociale : en rassemblant les individus dâun mĂȘme groupe, elle exclue ceux des groupes infĂ©rieurs. Dans le Marais, il est frĂ©quent de payer son cafĂ© cinq euros, dans des lieux au style « minimaliste » â pour ne pas dire cheap â lĂ oĂč on le payait encore un euro dans les annĂ©es 2000. Mais ce que les gens veulent câest juste du bon cafĂ©, moins cher ! Ce que lâuniformisation esthĂ©tique fabrique, câest donc avant tout une fracture Ă©conomique, et de ce fait la mort de la diversitĂ© culturelle.
Cette fracture Ă©conomique sâaccompagne dâune fracture sociale, qui rĂ©side dans lâexpulsion de toute une partie de la population des quartiers concernĂ©s par la gentrification liĂ©e en partie Ă cette uniformisation esthĂ©tique. Ă Paris, avec un coĂ»t Ă lâachat de plus de 10 000 euros du mĂštre carrĂ© en moyenne, les classes populaires ainsi quâune grande partie de la classe moyenne nâont plus droit de citĂ©. MĂȘme les quartiers le plus populaires comme celui de la Goutte dâOr dans le 18Ăšme arrondissement sont pris dâassaut par les mĂ©nages les plus riches, qui refusaient catĂ©goriquement dây mettre les pieds il y de cela encore quelques annĂ©es. Et avec cette nouvelle population, de nouveaux entrepreneurs aux initiatives locales et nĂ©o artisanale, trimballant leur esthĂ©tique globalisĂ©e avec eux. Les mĂȘmes quâon a vu dĂ©barquer il y a dix ans dans le Marais. « Paris est en train de devenir un repaire pour super-riches » corrobore Emmanuel Trouillard, gĂ©ographe chargĂ© dâĂ©tudes sur le logement Ă lâInstitut dâAmĂ©nagement et dâUrbanisme15.
Les classes les plus populaires sont condamnĂ©es Ă vivre en banlieue, dans des villes qui comptent des taux de logement HLM Ă©normes. On peut prendre un exemple trĂšs simple, celui de la CitĂ© des 4000 Ă la Courneuve en Seine-Saint-Denis, qui est emblĂ©matique des grands ensembles Ă©difiĂ©s en rĂ©gion parisienne dans les annĂ©es 1960. Quatre Ă©normes barres, qui accueillent Ă lâĂ©poque des milliers d'habitants qui ne peuvent ĂȘtre accueillis par Paris, notamment beaucoup de rapatriĂ©s dâAlgĂ©rie. TrĂšs vite, ce ghetto de pauvres concentre les difficultĂ©s sociales, financiĂšres, le chĂŽmage de masse, donc la recrudescence de la dĂ©linquance souvent liĂ©e au trafic de drogue. Mais il me semble important de comprendre les violences des citĂ©s Ă©galement Ă lâaune de critĂšres esthĂ©tiques.
Tout est lié : la laideur, lâexclusion et la violence. Dâailleurs, Godard lâa trĂšs bien montrĂ© dans Deux ou trois choses que je sais dâelle, Ă travers le portrait dâune jeune mĂšre de famille, habitante de la citĂ© que Nicolas Sarkozy voulait nettoyer au KĂ€rcher, qui sâadonne Ă la prostitution. La CitĂ© des 4000, câest avant tout des longues murailles de bĂ©ton gris-bleu de plus de quinze Ă©tages, une sorte de prison quâil filme en panoramique pour accentuer cet espace fermĂ© Ă toute perspective dâĂ©vasion et tout horizon dâavenir. Aujourdâhui, tout le monde se bat pour essayer de mettre en Ćuvre une politique cohĂ©rente de rĂ©novation urbaine, en dĂ©truisant les anciennes barres pour reconstruire du mieux par-dessus. Il me semble que si lâon avait dâemblĂ©e mieux construit les banlieues, et que lâon y avait investi un capital esthĂ©tique important, leurs habitants nâauraient pas laisser se dĂ©grader ou mĂȘme dĂ©gradĂ© dâeux-mĂȘmes ces ensembles. Historiquement, la beautĂ© du patrimoine, Ă travers les rĂ©habilitations architecturales de certains quartiers de Paris intramuros, a Ă©tĂ© rĂ©servĂ©e aux plus riches. La laideur et lâinsalubritĂ©, aux pauvres.
Ă une autre Ă©chelle, celle de la conception automobile, on peut faire le mĂȘme constat : quand Dacia lance ses premiĂšres voitures low cost, on fait un rectangle ! En fait, les financiers pensent tout simplement que les pauvres ne comprennent pas le design. Ils se disent quâils ont juste besoin dâune voiture, alors aucun effort nâest vĂ©ritablement fait sur le dessin de la carrosserie. La seule raison pour laquelle ça marche, câest parce que ce nâest pas cher. Ce qui est dommage, câest que produire une jolie voiture bien dessinĂ©e et une voiture moche sans aucune identitĂ© formelle, câest le mĂȘme prix, parce que ça repose simplement sur le dĂ©veloppement dâun moule ! Mais dans lâimaginaire des personnes qui dirigent ces sociĂ©tĂ©s, les pauvres ont mauvais goĂ»t, ou tout du moins ne se soucient mĂȘme pas de lâapparence formelle de leurs objets. Câest vraiment lâopposĂ© de la culture dâĂ©lĂ©vation quâon retrouvait dans les annĂ©es 1970, selon laquelle tous les objets mĂȘme les plus dĂ©mocratiques devaient ĂȘtre bien dessinĂ©s. Et de nouveau, la fracture sociale sâaccompagne dâune fracture esthĂ©tique : le beau destinĂ© aux riches, et le laid, aux pauvres !
II. Vers une déglobalisation esthétique
1.
La spécificité du local
Il me semble que la richesse de toute sociĂ©tĂ© rĂ©side dans le caractĂšre unique de ses productions : câest ce quâon pourrait appeler sa spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique. Maintenant, comment faire en sorte que cette diversitĂ© culturelle, au niveau international, ne nous Ă©chappe pas ? Fondamentalement, il me semble nĂ©cessaire de dĂ©fendre lâidĂ©e dâun patrimoine esthĂ©tique, qui soit un fil stylistique directeur, tout en essayant de le questionner et de le renouveler.
Il existe dans le Code de lâurbanisme un « article esthĂ©tique », qui vise Ă protĂ©ger les paysages ruraux et urbains pour la spĂ©cificitĂ© de leur plan dâurbanisme local. MatĂ©riaux, couleurs, tout critĂšre esthĂ©tique dâune nouvelle construction sont Ă©tudiĂ©s afin quâelle ne porte pas atteinte au caractĂšre de lâespace dans lequel elle sâimplante, mais au contraire quâelle sây inscrive harmonieusement. Les villes ont aussi ce quâon appelle un schĂ©ma directeur de coloration, qui assujettit des nuanciers prĂ©cis pour la commune et ses quartiers. On impose ainsi Ă quiconque voudrait construire les gammes colorĂ©es et les teintes des façades, des portes, des balcons, des volets, mais aussi parfois mĂȘme le dessin des menuiseries et des ferronneries, ou le style de mobilier visible depuis la rue. Ă Angers, on prĂ©conise Ă©galement le maintien des matĂ©riaux traditionnels qui forment le socle de la ville, comme le schiste, la pierre calcaire et le bois. Ă OlĂ©ron, pour protĂ©ger les menuiseries du vieillissement, lâusage Ă©tait dâutiliser le reste des pots de peinture des bateaux. Les portes et les volets Ă©taient donc toujours verts ou bleus, et aujourdâhui la charte de lâĂźle a conservĂ© ce nuancier historique. Tout territoire a des ressources particuliĂšres, qui induisent des savoir-faire eux aussi spĂ©cifiques.
Aujourdâhui, comme tout tend Ă se ressemble avec la globalisation esthĂ©tique, il faut sâappuyer sur le contexte spatio-temporel dans lequel on Ă©volue pour concevoir tout nouveau projet destinĂ© Ă sâajouter aux choses du passĂ©. Câest valable pour la conception dâune nouvelle boutique : on doit se questionner sur la cohĂ©rence entre le projet ville oĂč on dĂ©cide de lâimplanter, selon cette idĂ©e de patrimoine esthĂ©tique. Pour penser une boutique, il faut quâelle soit unique, appropriĂ©e aux styles dâarchitecture qui lâenvironnent, a contrario des chaĂźnes qui sont toutes construites sur la reproduction dâun mĂȘme modĂšle. Chez Vuitton, HermĂšs ou Dior, que lâon soit dans la boutique de TaĂŻwan ou de Toulouse on se retrouve toujours face aux mĂȘmes produits exposĂ©s dans les mĂȘmes vitrines au mĂȘme moment. Mais ce dont les gens ont besoin, câest dâapprĂ©hender le caractĂšre local des territoires. Pour cela il faut, en amont de tout projet dâamĂ©nagement, se renseigner longuement sur les matĂ©riaux disponibles sur place, sur lâhistoire de la ville, sur les savoir-faire locaux, afin de concevoir un projet qui soit intelligent et adaptĂ©. Il sâagit donc de valoriser les ressources naturelles locales dâune part, mais aussi les ressources humaines.
Un autre plan sur lequel les choses doivent radicalement changer, câest la responsabilitĂ© esthĂ©tique. Aujourdâhui, les dĂ©cisions esthĂ©tiques des villes sont souvent prises par des politiques qui nâont pas Ă©tĂ© formĂ©s au design ou Ă lâart, quâil sâagit dâanciens avocats, de travailleurs sociaux ou du monde des affaires, de spĂ©cialistes de sciences politiques⊠Ils ne font pas de diffĂ©rences entre le beau et le moins beau, mais on ne peut pas leur en vouloir : ils nâont tout simplement pas Ă©tĂ© Ă©duquĂ©s à ça ! Mais il faut assumer le fait quâon ne peut pas improviser un regard et une sensibilitĂ© crĂ©atrice. En sus, ils sont entourĂ©s de personnes qui ont dâautres intĂ©rĂȘts que la qualitĂ© et la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique : produire pas cher et rentable, afin de suivre la logique nĂ©olibĂ©rale et capitaliste. Il nây a plus de suivi de projet sur du long terme, alors que justement les enjeux esthĂ©tiques doivent ĂȘtre conçus et suivis sur du long terme, on doit pouvoir analyser les rĂ©ussites et les Ă©checs passĂ©s rĂ©trospectivement, les assumer et en tirer toutes les consĂ©quences.
Les dĂ©cisions doivent ĂȘtre supra politiques, et les mandats de quelques annĂ©es qui rĂ©gissent le systĂšme politique sont trop courts pour pouvoir prendre des dĂ©cisions ! Qui plus est, mĂȘme dans les crĂ©atifs, ce ne sont pas les bonnes personnes qui prennent les dĂ©cisions. Chez les architectes ou les urbanistes, on peut constater quâavant tout prime une forme de dĂ©lire Ă©gotique : ils veulent marquer historiquement les villes dans des dĂ©lires narcissiques coupĂ©s de toute rĂ©alitĂ© de terrain et des besoins des habitants. Câest tellement pitoyable de voir des studios dâarchitectes stars comme Zaha Hadid, Frank Gehry ou Reem Koolas dĂ©figurer toutes les villes dans lesquelles ils sâimplantent, sans aucune Ă©coute du territoire local, de la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique du paysage et des futurs usagers. Aujourdâhui, comme des franchises, au mĂȘme titre que McDonaldâs et Starbucks, les gros cabinets dâarchitectures imposent avec autoritĂ© leur esthĂ©tique narcissique, pour asseoir un peu plus lâĂ©norme pouvoir dont ils disposent dĂ©jĂ .
16.
William Morris, Lâart et lâartisanat, Rivages, 2011
2.
Sommes-nous obligĂ©s dâinnover en permanence ?
On doit de nouveau pouvoir faire appel aux crĂ©atifs en question : designers, professions crĂ©atives, artisans, tous dĂ©tenteurs de compĂ©tences, ayant une dĂ©marche forte, un style propre, en lien avec lâespace dans lequel ils exercent. Dans lâAngleterre victorienne de la fin du XIXĂšme siĂšcle, William Morris dĂ©fendait dĂ©jĂ cette puissance des arts appliquĂ©s face Ă la mĂ©canisation de la rĂ©volution industrielle. LâĂ©quivalent aujourdâhui serait de dĂ©fendre le pouvoir des designers face Ă la globalisation de lâĂšre digitale. Morris Ă©tait un peintre, un architecte, un dĂ©corateur, un poĂšte, un illustrateur, un intellectuel Ă lâorigine du mouvement Arts and Crafts. Câest en relisant certaines de ses confĂ©rences comme Lâart et lâartisanat ou Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, quâon peut se rendre compte de la portĂ©e et de lâactualitĂ© de sa pensĂ©e et de sa pratique dans notre maniĂšre de concevoir, aujourdâhui plus que jamais. Il ne sâinsurge alors pas contre la machine et la mĂ©canisation en soi, mais contre la laideur des produits manufacturĂ©s et la dĂ©shumanisation des travailleurs quâelle engendre. Il sâinspire notamment du Moyen-Ăge, dont lâesprit est animĂ© par la solidaritĂ© humaine au service de la beautĂ© et de la qualitĂ©. Notamment Ă travers lâĂ©dification des cathĂ©drales, jamais construites par un seul homme en quelques semaines, mais par une interdĂ©pendance des corps de mĂ©tier Ă©talĂ©es sur des dizaines dâannĂ©es . Le talent de chacun comme nĂ©cessaires Ă la participation de la construction, câest un principe quâil reprend Ă son compte dans la crĂ©ation de sa propre entreprise de crĂ©ation dâobjets domestiques, de mobilier, de papier peint, de vitraux⊠Dans ses interventions, il dĂ©nonce les abus de la sociĂ©tĂ© industrielle et sa recherche effrĂ©nĂ©e de profit, accentuant le fossĂ© entre les classes et transformant la vie des ouvriers en dĂ©sert dâignorance et de misĂšre.
JâĂ©prouve un sentiment de honte pour mon semblable civilisĂ© de la bourgeoisie, qui ne se soucie pas de la qualitĂ© des marchandises quâil vend, mais sâinquiĂšte des profits quâil peut en tirer. [âŠ] Le peintre dĂ©coratif, le mosaĂŻste, le fenĂȘtrier, lâĂ©bĂ©niste, le tapissier, le potier, le tisseur doivent tous lutter contre la tendance de notre Ă©poque quand ils essaient de produire de la beautĂ© plutĂŽt que du raffinement commercialisable, dâapporter une touche artistique Ă leur travail plutĂŽt quâune touche mercantile16. »
Morris part du constat que malgrĂ© la maniĂšre dont on dĂ©crie lâornement Ă son Ă©poque, lâartisan nâa jamais pu sâempĂȘcher de dĂ©corer les objets de son travail. Son concept dâArts and Crafts (Arts et Artisanat) est simple : si la nature de lâhomme le condamne Ă travailler, lâart peut ĂȘtre une source de consolation dans ce labeur fastidieux. Loin dâĂȘtre futile, la fabrication dâobjets de la vie quotidienne dans des conditions respectueuses permet au travailleur de se sentir crĂ©er quelque chose de beau, dâutile et de personnel. Selon lui, sâapproprier sa tĂąche par le geste artistique individuel permet Ă lâartisan dâaccepter son travail et dây trouver un certain plaisir. Ainsi, « la production de biens utilitaires sans art ou sans le plaisir de crĂ©er est fastidieuse ». On peut considĂ©rer le combat de Morris comme Ă©tant Ă lâorigine dâune gigantesque rĂ©volution esthĂ©tique : lâapparition des arts appliquĂ©s dans les vies des sociĂ©tĂ©s. Câest le pĂšre de ce quâon dĂ©signe aujourdâhui sous le terme gĂ©nĂ©rique de design.
Jâai la sensation quâentre la bourgeoisie de la sociĂ©tĂ© victorienne et le nĂ©o-libĂ©ralisme des entrepreneurs branchĂ©s, il nây a quâun pas. Ne pourrait-on pas valoriser la transmission des savoirs artistiques, militer pour le plaisir de crĂ©er des choses belles par des artisans locaux, belles justement parce quâhistoriquement et spatialement contextualisĂ©es ? Ă lâinstar de William Morris, il serait temps de soutenir le fait que des ouvriers soient capables de sâapproprier leurs productions, contrairement aux modes de fabrication industriels qui dĂ©responsabilisent et dĂ©qualifient les travailleurs.
En amont de tout, pour retrouver la qualitĂ© il est nĂ©cessaire de retrouver le sens du temps et de la lenteur : quand on conçoit une boutique, on peut faire le choix dâintĂ©grer des artisans locaux au projet, qui vont nous aider Ă acquĂ©rir la maĂźtrise de lâhistoire des savoir-faire du territoire sur lequel on sâimplante. Ces artisans peuvent ĂȘtre tour Ă tour des aides graphiques, esthĂ©tiques, techniques, qui vont nous permettre de crĂ©er un amĂ©nagement selon des usages, une expĂ©rience de vente particuliĂšre⊠à ceux qui font appel aux designers et aux artisans, la responsabilitĂ© de ne pas inciter Ă produire en masse, Ă retrouver un lien Ă la main, Ă la durĂ©e, oĂč le produit doit en prioritĂ© ĂȘtre de qualitĂ© plutĂŽt que dĂ©multipliĂ© en quantitĂ©. Lorsque lâon dit tout cela, il faut prendre la mesure de ce que ça peut impliquer dans un projet dâamĂ©nagement de commerce : il ne sâagit pas de le penser comme de la simple dĂ©coration. Faire de lâamĂ©nagement de maniĂšre Ă©clairĂ©e, cela implique de travailler avec des designers, avec lâartisan du coin, faire en sorte que ça ne soit pas juste un effet de mode qui pĂ©riclite. Câest faire en sorte que ces collaborateurs le restent sur du long terme et non juste au moment du chantier, pour faire appel Ă eux lorsquâil y a un problĂšme, leur demander des conseils, pour Ă©tablir un lien de confiance⊠En cultivant des modes de relations plus approfondis, durables, de proximité : câest lĂ que lâon peut prendre conscience que crĂ©er une boutique peut dĂ©passer la simple crĂ©ation de profit mais gĂ©nĂ©rer du lien social.
ArrĂȘter de prendre du standard, Ă©viter dâaller loin pour sous-traiter, ne pas exporter et dĂ©localiser les productions dans les pays en voie de dĂ©veloppement, sâentourer dâune Ă©quipe : cela crĂ©er un environnement Ă©conomique sain, ou la circulation dâargent elle aussi devient plus locale. CrĂ©er une boutique, câest comme crĂ©er une Ćuvre dâart ! Cela prend du temps. Câest comme les gens qui ne mettent pas les moyens dans la dĂ©coration et lâamĂ©nagement de leur maison, alors quâils sont amenĂ©s Ă y vivre des annĂ©es, parfois mĂȘme pour le restant de leur vie. Selon moi câest la mĂȘme idĂ©e pour une boutique, certes il faut prendre en compte des limites de moyens, mais il est nĂ©cessaire de mettre le plus de temps possible pour atteindre cette forme de beautĂ©. Il ne faut pas oublier quâune boutique câest comme votre religion, ça peut paraĂźtre bizarre mais câest vĂ©ritablement ça : câest votre temple, vos vendeurs ce sont les prĂȘtres, vous vous ĂȘtes lâapĂŽtre, et le catalogue de produits⊠câest la Bible ! Si on trouve une Ă©glise belle, on y reviendra prier, de la mĂȘme maniĂšre, si votre temple nâest pas beau, on nây retournera pas !
3.
Prendre le temps
Un de points fondamentaux lorsque lâon veut crĂ©er un commerce aujourdâhui, câest selon moi dâemployer des personnes plus qualifiĂ©es, ou bien des personnes que lâon peut former sur du long terme, pour pouvoir revenir Ă ce quâest vraiment le mĂ©tier de vendeur. Câest vraiment dommageable de le rĂ©duire au mĂ©tier de caissier. Aujourdâhui, vendeur est devenu un job de passage, alors quâavant câĂ©tait un vĂ©ritable parcours dans lequel on pouvait faire carriĂšre et dĂ©velopper des compĂ©tences fines. Les vendeurs sont devenus la derniĂšre Ă©tape, comme lâanus dans un systĂšme digestif : ils sont souvent les moins payĂ©s de la sociĂ©tĂ© dans laquelle ils travaillent, et les moins bien considĂ©rĂ©s. Et câest aux dirigeant de prendre leurs responsabilitĂ©s, pour quâils puissent redevenir fiers de la complexitĂ© et de la diversitĂ© de connaissances et de savoir-faire que leur mĂ©tier induit. Chez Buly par exemple, Ă notre Ă©chelle, le salaire des vendeurs est de 30 Ă 40% plus Ă©levĂ© que sur le reste du marchĂ©, parce quâon a conscience quâau fond, ce sont les employĂ©s les plus importants. On a notamment pris le temps de les former aux langues, Ă la calligraphie, Ă lâorigata, lâart japonais du pli et de lâemballage. En somme, on tente simplement de reconsidĂ©rer la pluralitĂ© de pratique que recouvre rĂ©ellement ce mĂ©tier.
Un vendeur câest avant tout quelquâun qui connaĂźt le catalogue des produits, qui se lâest appropriĂ©, qui prend le temps dâĂ©couter, de conseiller, dâexpliquer, dâorienter. Câest quelquâun qui a acquis des savoirs et une vĂ©ritable expertise dans son domaine et qui est Ă mĂȘme de les transmettre. Au moment de la vente, au mĂȘme titre que dans les phases de conception et de fabrication de la boutique, il faudrait arrĂȘter de vouloir toujours faire plus et plus vite, mais simplement mieux, en donnant le temps. Comme je le disais, selon moi, acheter quelque chose se rĂ©sume Ă Ă©changer du temps : en tant que vendeur, je te donne tant de mon temps de travail, pour te vendre un produit durable, qui a pris du temps Ă ĂȘtre conçu et fabriquĂ©.
Aujourdâhui le dĂ©sĂ©quilibre est ici : on achĂšte rapidement et trĂšs cher quelque chose qui a Ă©tĂ© fabriquĂ© en quelques secondes. On doit tout mettre en Ćuvre pour retrouver le caractĂšre exceptionnel de cet Ă©change autour du produit, entre le vendeur et le client. Et cela marche pour tout ! Câest comme lorsquâon se rend chez le primeur et quâil nous explique une recette, une anecdote ou un conseil de conservation, quâon a en face de nous quelquâun qui connaĂźt toute lâhistoire dâune variĂ©tĂ© de tomates : on pourrait ĂȘtre fascinĂ©s Ă chaque fois quâil y a une telle interaction ! Ou bien que le poissonnier du coin qui a votre numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone, qui connaĂźt vos goĂ»ts et vos prĂ©fĂ©rences et qui vous appelle en vous disant « Aujourdâhui, jâai reçu un super bar de Bretagne pour vous ! » Tout cela Ă©lĂšve le simple acte commercial de la vente Ă un Ă©change social, Ă un partage de savoirs : câest ce qui manque dans les supermarchĂ©s et les grands magasins.
Si on veut contrer le retail apocalypse, il faut ramener de la surprise, de la sĂ©lection, ĂȘtre meilleur quâInternet. Internet, cela se rĂ©sume Ă aucune interaction humaine, le tout automatisĂ©, qui propose une sĂ©lection que lâon peut faire soi-mĂȘme et quâon peut retrouver ailleurs. Certes, on ne peut pas faire moins cher mais on peut apporter un meilleur service, en expliquant dâoĂč le produit vient, qui lâa fait, pourquoi il sâaffiche Ă ce prix là ⊠On peut chercher des choses que les gens ne veulent pas forcĂ©ment et qui vont le dĂ©couvrir en boutique. Il faut compter sur lâintelligence et la curiositĂ© naturelle des clients : ils ont besoin dâapprendre des choses, de les comprendre, pas seulement de les acheter ! Il faut aussi changer ses vitrines toutes les semaines, penser le display et la qualitĂ© de lâamĂ©nagement intĂ©rieur, crĂ©er de nouvelles circulations, former ses vendeurs, bien les payer aussi⊠Bref, crĂ©er une communautĂ© de confiance autour de la boutique.
Et cela touche tout type de commerce et pas seulement les plus haut de gamme. On peut ĂȘtre crĂ©atif mĂȘme en faisant un kebab et en touchant une clientĂšle qui cherche ce type de produits, sans chercher Ă copier les kebabs dâĂ cĂŽtĂ© mais en se dĂ©marquant ! Au contraire dâailleurs, en mettant la crĂ©ation dans les endroits oĂč on les attend on va pouvoir susciter une sorte dâĂ©lĂ©vation intellectuelle et esthĂ©tique. Le kebab Ă la française, par exemple, GrillĂ© y a rĂ©flĂ©chi : il est confectionnĂ© avec du veau de qualitĂ©, des frites incroyables, une sauce spectaculaire, un pain spĂ©cial. Certes il est lĂ©gĂšrement plus cher que les kebabs normaux mais ils ont Ă©levĂ© le dĂ©bat, et ils choisissent dâappeler ça GrillĂ©, qui est la traduction du terme turc kebab, et non pas kebab. Ătre plus malin quâInternet, câest aussi arrĂȘter dâessayer de niveler tout par les prix, de ne pas forcĂ©ment penser au tout accessible. Câest au prix de tous ces efforts quâon va pouvoir sauver les commerces de proximitĂ©.
4.
La déglobalisation esthétique
Aujourdâhui, ouvrir une boutique est devenu un acte militant. Câest un moyen de ne pas laisser nos centres villes mourir, de conserver lâinteraction humaine et le lien social, de conserver la beautĂ© dâune ville et de reprendre le pouvoir, pour ne pas le laisser aux mains des gĂ©ants dâinternet. Ouvrir une boutique, Ă lâinverse des chaĂźnes identiques qui envahissent toutes les villes du monde en proposant les mĂȘmes produits, permet de dĂ©fendre lâimportance de lâĂ©conomie locale et Ă©quilibrĂ©e, pour ralentir la globalisation, quâelle soit sociale, Ă©conomique voire mĂȘme esthĂ©tique. Si lâon poursuit lâexemple des tomates, câest la mĂȘme chose : si aujourdâhui on veut vendre des tomates, ce nâest plus comme avant, il faut connaĂźtre tout de la tomate, pour ensuite pouvoir aller voir son petit producteur et lui demander dâen faire une autre, dâĂ©largir la gamme de tomates proposĂ©es avec de nouvelles variĂ©tĂ©s pour rĂ©pondre Ă la demande. De la mĂȘme maniĂšre, lâamĂ©nagement esthĂ©tique de la boutique, en sâappuyant sur le contexte spatio-temporel dans lequel on Ă©volue, constitue un poids qui peut contrer la globalisation esthĂ©tique, et faire en sorte que les villes retrouvent de leur altĂ©ritĂ© et la spĂ©cificitĂ© de leurs styles. Le commerce a un rĂŽle bien plus important que ce que la sociĂ©tĂ© veut bien nous laisser croire. De nos jours, câest la seule chose qui peut influer sur tout : si lâon pousse les consommateurs Ă acheter bio, si le gĂ©rant arrive Ă influer le petit producteur, toute la ligne change ! Câest valable dans tous les types de commerce, de lâindustrie du vĂȘtement Ă lâameublement, et câest de la premiĂšre importance pour le futur.
Nous traversons une crise mondiale sans prĂ©cĂ©dents : elle est aussi bien sanitaire quâenvironnementale, politique quâĂ©conomique, et bien sĂ»r sociale, si lâon pense aux rĂ©cents mouvements internationaux fĂ©ministes, antiracistes et contre les violences policiĂšres. Mais cette crise est Ă©galement esthĂ©tique, et lâon doit prendre conscience que la crĂ©ation de formes est loin dâĂȘtre sĂ©parĂ©e des autres enjeux actuels, qui pourraient sembler plus dĂ©cisifs. Il y a urgence. Henri Lefebvre, un sociologue marxiste des annĂ©es 1960, avait Ă©laborĂ© une critique de la vie quotidienne : selon lui, la temporalitĂ© marquĂ©e par lâhabitude ne ferait que reproduire et perpĂ©tuer les rapports de domination entre classes. Pour rompre avec ce rythme et cet ennui, que je rapproche de ce que jâai appelĂ© la routine esthĂ©tique, il affirme que lâinventivitĂ© propre Ă la conception crĂ©atrice et lâexpĂ©rience esthĂ©tique seraient Ă mĂȘme de dĂ©monter les conventions normatives de la quotidiennetĂ©. Dans Le Droit Ă la ville, il va mĂȘme jusquâĂ dĂ©fendre un nouveau droit, au mĂȘme titre que le droit Ă la libertĂ© individuelle et le droit Ă lâĂ©galitĂ© devant la loi : le droit Ă la ville. Fondamental et inaliĂ©nable, un droit Ă la vie en ville juste, Ă la qualitĂ© de vie urbaine. Envisageons Ă sa suite la ville comme le foyer de lâinsurrection esthĂ©tique contre le quotidien. Selon lui, les besoins anthropologiques fondamentaux ne sont pas pris en compte dans les rĂ©flexions urbanistiques : le besoin dâimaginaire notamment, grand oubli des structures culturelles et commerciales mises en place dans la ville. Ici essayons dâen tirer toutes les consĂ©quences, mĂȘme les plus paradoxales, tant pis si Lefebvre se retourne dans sa tombe. Concevoir des boutiques alternatives inscrites dans un circuit de production qui respecte la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique des territoires, crĂ©er de nouvelles maniĂšres de consommer, dĂ©velopper des collaborations sur le long terme avec des artisans locaux, prendre le temps de choisir scrupuleusement les rĂ©fĂ©rences proposĂ©es, et soi-mĂȘme, acheter moins mais mieux.
Tout cela peut concourir Ă amorcer une transformation devenue cruciale. Pour dessiner, en miroir nĂ©gatif de lâuniformisation esthĂ©tique, les contours dâun processus possible : la dĂ©globalisation esthĂ©tique.
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Recherches et rĂ©fĂ©rences par GreÌgoire Schaller.
Avez-vous déjà fait le lien entre le vote pour un parti raciste et les boutiques du centre de nos villes ?
Ătrange lien mais il est pour moi limpide et je le trace dans cet essai, le premier dâune sĂ©rie de rĂ©flexions autour de mon mĂ©tier que je publierai ici.
En 2020, durant les premiĂšres semaines du covid, jâai mis sur papier mes observations sur le commerce, lâauthenticitĂ© bidon, les sacrifices concĂ©dĂ©s Ă lâefficacitĂ©, la mainmise sur le mĂ©tier des Ă©lĂšves peu inspirĂ©s dâĂ©coles de commerce, et lâatroce homogĂ©nĂ©isation esthĂ©tique urbaine Ă lâheure des rĂ©seaux sociaux.
Mon point de vue sâest nettement radicalisĂ© depuis lâĂ©criture de ces pages mais si mon travail vous plaĂźt, ce texte devrait vous intĂ©resser, etâje lâespĂšreâvous ĂȘtre utile.
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VERS UNE DĂGLOBALISATION ESTHĂTIQUE
1.
La rĂ©sistance Ă lâInternet (titre plus large sur lâimportance du commerce de dĂ©tail aujourdâhui)
De nos jours, tout porterait Ă croire quâouvrir une boutique relĂšverait dâune dĂ©marche plus mercantile quâautre chose, destinĂ©e Ă assouvir un appĂ©tit commercial. PlutĂŽt que la nĂ©cessitĂ© du service et de lâĂ©change, on a vite tendance Ă relĂ©guer la consommation dans les commerces de proximitĂ© Ă une activitĂ© futile, voire carrĂ©ment obsolĂšte Ă lâheure du commerce en ligne. Pourtant, dâaprĂšs mon expĂ©rience, crĂ©er un commerce au XXIĂšme siĂšcle devient une question importante. Petit Ă petit, je pense que lâon va sâapercevoir quâouvrir une boutique devient un geste de rĂ©sistance : rĂ©sistance Ă lâinternet, Ă la disparition du lien social, Ă la dĂ©sertification des centres ville. Dans cette pĂ©riode de crise sanitaire sans prĂ©cĂ©dent et de distanciation, tous ont pu constater que le commerce de proximitĂ© Ă©tait un lieu particulier, et avant tout celui du rendez-vous social. On peut Ă©largir ce constat hors pĂ©riode de crise : Ă©normĂ©ment de gens vivent isolĂ©s, ne parlant parfois dans une journĂ©e quâĂ leur boulanger ou quâau pharmacien du coin de la rue. Le commerce de proximitĂ© est donc vital, et je nâimagine quâavec effroi un monde oĂč les gens nâauraient, comme seule interaction sociale, la rĂ©ception dâun colis ou dâun repas avec le livreur de chez Chronopost et Deliveroo, ou son trajet dans un Uber. Ouvrir une boutique rĂ©pond avant tout au besoin de conserver le plus possible des endroits oĂč lâon se retrouve. Pour ceux qui sont dâune gĂ©nĂ©ration antĂ©rieure aux millenials, jamais on aurait pu imaginer que lâamour deviendrait un business, maintenant avec les applications de rencontres les gens ne se rencontrent plus. Avant, on devait aller dans un bar, un restaurant, ou mĂȘme juste aller aux devants de lâautre dans la rue. Jâai la sensation que dans nos sociĂ©tĂ©s occidentales, on perd progressivement ces interactions humaines. En ce sens, ouvrir des boutiques me semble vital pour la santĂ© mentale dâun pays. Ici donc, jâaimerais ouvrir quelques rĂ©flexions subjectives sur la nĂ©cessitĂ© de relancer le commerce de dĂ©tail, de rĂ©inventer la maniĂšre dont on lâapprĂ©hende et de reconsidĂ©rer lâimpact quâune telle dĂ©marche peut avoirâŠ
I. Pourquoi nos villes déclinent ?
1.
Le style des villesâŠ
Il me semble que chaque ville a sa spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique. Son identitĂ© propre, oĂč se tĂ©lescopent les styles qui ont marquĂ© les diffĂ©rentes phases de son dĂ©veloppement, comme autant de strates visuelles qui forment le paysage urbain. Cette identitĂ© est une vĂ©ritable marque de fabrique : on la reconnait entre toutes. Ă tel point que, sitĂŽt que lâon met un pied dans certaines villes aujourdâhui, on est capables dâidentifier au premier coup dâĆil oĂč lâon se situe dans le monde. Ă Paris ses façades haussmanniennes, de style Empire et Restauration ; Ă New York ses cast-iron buildings, ses gratte-ciels Art DĂ©co et International, Ă Berlin son association du Bauhaus, des palais prussiens et de lâarchitecture stalinienne. Lâapparence des objets, des amĂ©nagements dâintĂ©rieur et des bĂątiments façonne le caractĂšre local dâun territoire donnĂ©, Ă un moment donnĂ©. Elle participe de la lente Ă©laboration de la culture des diffĂ©rentes sociĂ©tĂ©s, dans ce quâelle a de singulier. La spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique des territoires et des populations qui les habitent est insaisissable, et toujours en devenir. En ce qui me concerne, câest elle qui fonde mon dĂ©sir de voyage, pour aller Ă la rencontre de styles de productions qui ne me sont pas familiers. Jâestime quâelle matĂ©rialise notre rapport Ă lâaltĂ©ritĂ©, en constituant un langage visuel que la communautĂ© qui la modĂšle fait vivre et transmet aux gĂ©nĂ©rations futures.
La forme des choses qui nous entoure participe Ă la fabrication de notre culture : elle est le cadre physique Ă©lĂ©mentaire de toutes nos activitĂ©s. Les apparences du monde formel font partie intĂ©grante de notre quotidien, et influent sur nos maniĂšres dâagir individuellement et collectivement, elles modĂšlent notre ĂȘtre au monde. Câest dire lâimportance du design, du dessin des formes de ce que lâon dĂ©sire concevoir, fabriquer et intĂ©grer dans le monde. Et de la particularitĂ©, de la singularitĂ©, de la non-ressemblance de ces diffĂ©rentes formes.
Avant la globalisation de lâĂ©poque contemporaine, chaque territoire, Ă lâĂ©chelle de la ville, de la rĂ©gion, du pays, avait sa trajectoire esthĂ©tique particuliĂšre. Le style architectural Ă©tait toujours en lien avec un accĂšs Ă des matiĂšres locales et des modes de production spĂ©cifiques. Les pĂ©riodes successives ont eu chacune leur style, avec ses canons admis par tous. « Aujourd'hui, il n'y en a plus. C'est le trait majeur de notre nouvelle modernitĂ© : il n'y a plus de doctrine partagĂ©e1. » En Europe, par exemple, un territoire qui concentre des savoir-faire artisanaux plurisĂ©culaires, on fabrique aujourdâhui selon un style uniforme et flou, qui sâest dĂ©veloppĂ© Ă la fin des annĂ©es 1990 et qui sâest derniĂšrement dĂ©multipliĂ© avec lâapparition des rĂ©seaux sociaux. Il est possible que je me trompe, mais jâen viens Ă me demander si cette bouillie globalisĂ©e ne sâapparenterait-elle pas Ă un produit capitaliste comme les autres, en constituant la mode et les tendances visuelles actuelles ? Jâai la sensation quâil est fondamental de remettre en valeur ce que lâon pourrait appeler la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique dans lâespace et dans le temps, quitte Ă jouer quelque peu sur les fantasmes quâelle charrie. Car selon moi, les styles spĂ©cifiques sont autant de traces visuelles, ils constituent une mĂ©moire vivante de notre patrimoine Ă mĂȘme de rĂ©sister Ă lâamnĂ©sie que prĂŽne lâĂšre de lâuniformisation culturelle.
2.
⊠et lâexpĂ©rience de la consommation
Aujourdâhui, tourisme et consommation vont de pair. Ă ce titre, lâexpĂ©rience de la ville me semble profondĂ©ment intriquĂ©e avec celle de lâexpĂ©rience de consommation et dâachat dans les commerces qui la peuplent. Lorsque lâon visite un territoire, il va de soi quâune relation particuliĂšre se noue aux vendeurs dans les boutiques, aux serveurs dans les restaurants : ce sont parfois mĂȘme les seuls contacts que lâon aura tissĂ©s Ă notre retour. Au mĂȘme titre que les styles architecturaux, ces mĂ©tiers du tertiaire font partie de lâimage dâune ville. Plus mon expĂ©rience de consommateur sera de qualitĂ©, plus jâaurais tendance Ă revenir dans une boutique en particulier, voire mĂȘme dans une ville dans laquelle jâai pu par le passĂ© entretenir des relations privilĂ©giĂ©es avec ces mĂ©tiers du service.
Or, jâai la sensation que dans les sociĂ©tĂ©s capitalistes nĂ©olibĂ©rales, on a tendance Ă penser que, Ă©tant les derniers de la chaĂźne de consommation, ils sont moins importants. On peut mĂȘme parfois constater que certains commerces les considĂšrent comme vĂ©ritablement inutiles : ils sont substituĂ©s Ă des machines, comme les caisses automatiques. Si on les considĂšre comme de moindre importance, on aura donc tendance Ă moins les rĂ©munĂ©rer. Pourtant, je suis convaincu que si un vendeur maltraite un client, il dĂ©truira le travail du concepteur, du marketeur, du fabricant, du dĂ©but Ă la fin de la chaĂźne de production et de lancement dâun produit. Si tout peut ĂȘtre gĂąchĂ© par cette seule interaction entre un vendeur et un acheteur, qui dĂ©cidera si oui ou non il acquerra le produit, la place du vendeur ne serait-elle donc pas la plus importante ? DâaprĂšs moi, il est nĂ©cessaire dâavoir Ă lâesprit que cette partie de lâhistoire dâun produit, la vente, est totalement nĂ©gligĂ©e, alors quâelle peut tout faire basculer. Ă dĂ©faut dâinverser radicalement lâordre hiĂ©rarchique, je crois quâil est temps de reconnaĂźtre lâimportance de ces mĂ©tiers de service, et de cesser dâentretenir la prĂ©caritĂ© des vendeurs, leur sous-qualification, les bas salaires, etc.
3.
La globalisation : lâorigine dâun cancer esthĂ©tique
Aujourdâhui, quand je parcours les centres des villes du monde entier, je fais le mĂȘme constat : tout se ressemble. Un style unique paraĂźt avoir colonisĂ© des espaces culturellement diffĂ©rents. Dans les cafĂ©s, de New York Ă SĂ©oul, de PĂ©kin Ă Berlin : mĂȘme dĂ©cor minimaliste, aux signes identifiables au premier coup dâĆil. Terrazzo, laiton, marbre, charpentes mĂ©talliques dĂ©coratives, mobilier pseudo scandinave ou industriel, ampoules Edison. Autant de matĂ©riaux et de styles dâameublement qui sâexportent mondialement et qui ne reprĂ©sentent plus aucune identitĂ© territoriale.
Un seul style globalisĂ©, dĂ©clinĂ© Ă toutes les sauces, qui repose sur le sens historique et la nostalgie des ateliers industriels qui occupaient jadis les quartiers quâil colonise dĂ©sormais. Ă cela prĂšs que lâauthenticitĂ© est ici fabriquĂ©e de toutes piĂšces. Avec la globalisation, ce style est devenu reproductible Ă lâinfini, et donc peu cher Ă produire. Il nâest donc pas seulement rĂ©pliquĂ© dans les cafĂ©s des villes du monde entier, il envahit tous les types de commerces : bars, restaurants, bureaux partagĂ©s, boutiques de mode. MĂȘme les logements locatifs de courte durĂ©e : tous tendent Ă lâhomogĂ©nĂ©itĂ© totale. ConsĂ©quence de la mondialisation, lâuniformisation esthĂ©tique fait rage.
Ce phĂ©nomĂšne ne vient pas de nulle part. On peut le comprendre comme une consĂ©quence dâun des facteurs plus particulier de la globalisation : la mobilitĂ© des personnes, qui augmente de maniĂšre exponentielle. Jamais on nâavait pu se dĂ©placer aussi rapidement, et dans autant de territoires, que ce soit pour des raisons professionnelles ou pour le tourisme. De plus en plus de voyageurs traversent les mĂȘmes centres urbains que sont Paris, Londres, SĂ©oul, Los Angeles⊠Dâune part, ils emportent avec eux la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique de ces villes, pour les ramener oĂč ils habitent. Dâautre part, il me semble que cette uniformisation Ă une demande. Demande de voyageurs Ă la recherche de lâauthentique local mais qui, paradoxalement, ont le dĂ©sir dâavoir le sentiment dâĂȘtre « chez soi » partout. Comme le souligne dĂ©jĂ en 2016 Kyle Chayka dans The Guardian2, ce style homogĂ©nĂ©isĂ© est destinĂ© Ă fournir un environnement familier et rĂ©confortant Ă cette Ă©lite aisĂ©e et mobile. Immense circulation mondiale de styles, Ă la base spĂ©cifiques Ă des territoires, qui se mĂ©langent et envahissent les grandes villes mondiales. Grand amalgame incohĂ©rent de tendances reproduites Ă lâidentique, nâimporte oĂč. Ă terme, ne risquerait-t-on pas de se retrouver dans un monde extrĂȘmement fade, et de progressivement dĂ©truire le patrimoine historique des territoires ? Pourquoi continuer Ă voyager, si les grandes villes perdent toute spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique ? Pourquoi continuer Ă consommer dans les commerces de proximitĂ©, si tous tendent Ă se ressembler ?
En plus de cela, je crois quâil est important dâavoir Ă lâesprit que lâuniformisation esthĂ©tique nâest quâun des visages dâun mouvement plus global dâuniformisation culturelle. Elle touche certes le design des objets, des amĂ©nagements dâintĂ©rieurs et lâarchitecture, mais aussi les autres sortes de productions esthĂ©tiques : le film, la musique, le vĂȘtement, les Ćuvre dâart. Et plus largement encore, elle sâabat sur toute forme de production culturelle : la langue, la gastronomie, les modes de vie, les valeurs, les normes⊠Comme le dĂ©crit lâĂ©conomiste français Serge Latouche3, lâuniformisation culturelle sâabat sur le monde Ă grande Ă©chelle. Elle rĂ©sulte de la diffusion de modĂšles culturels dominant, et dâune forme dâimpĂ©rialisme qui provient souvent des pays anglo-saxons, imposant leurs formes culturelles au reste du monde.
4.
Pinterest, Instagram, âŠÂ les Mecque de la crĂ©ation
Lâuniformisation esthĂ©tique nâest pas due Ă la seule circulation matĂ©rielle des styles. Elle rĂ©sulte aussi de la circulation immatĂ©rielle de tendances esthĂ©tiques dominantes, via lâapparition des rĂ©seaux sociaux au dĂ©but des annĂ©es 2000, et leurs milliards dâutilisateurs. DissĂ©minĂ©s dans le monde entier, les usagers de ces plateformes partagent massivement des images de rĂ©fĂ©rences constitutives de ce style globalisĂ©. RĂ©seaux sociaux dont les algorithmes façonnent notre maniĂšre de consommer lâimage. En hiĂ©rarchisant les publications pour montrer Ă lâutilisateur le contenu le plus susceptible de lâintĂ©resser : les mĂȘmes modes visuelles, les mĂȘmes signes, les mĂȘmes codes dĂ©jĂ aimĂ©s, partagĂ©s, sont par la suite rediffusĂ©s. Sans nous en rendre compte, les logiques internes des rĂ©seaux sociaux vont jusquâĂ modeler notre goĂ»t, et nous nous matraquons nous-mĂȘmes ce style mondialement uniforme.
Câest un constat qui nâest pas sans rappeler celui que font les philosophes crĂ©ateurs de lâĂcole de Francfort Theodor Adorno et Max Horkheimer. Sans forcer la rĂ©fĂ©rence, et en prenant la mesure des diffĂ©rences fondamentales entre la sociĂ©tĂ© de lâĂ©poque moderne et la nĂŽtre, le rapprochement avec le diagnostic quâil posent dans leur texte Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, paru en 1947, me saute aux yeux. Selon eux, le fonctionnement de lâindustrie culturelle (le systĂšme composĂ© des diffĂ©rents produits culturels que sont le cinĂ©ma, la radio, les magazinesâŠ) tendrait Ă la standardisation et Ă lâhomogĂ©nĂ©isation de toutes les Ćuvres et des produits culturels. « La civilisation actuelle confĂšre Ă tout un air de ressemblance4 » nous disent-ils. Lâindustrie culturelle standardise, schĂ©matise, simplifie pour le consommateur, dispensĂ© alors de penser. « Le style de lâindustrie culturelle est en mĂȘme temps la nĂ©gation du style » : câest exactement ce Ă quoi on assiste avec le cauchemar du style homogĂšne de lâuniformisation esthĂ©tique et de sa simplification due Ă la globalisation. Aujourdâhui, on assiste Ă un vĂ©ritable nivellement vers le bas de lâesthĂ©tique de nos villes. Jâai le sentiment quâen plus dâune uniformisation, le style subit un ralentissement Ă©norme.
Il nây a quâĂ Ă©tudier des photographies prises dans les centres villes entre les annĂ©es 1960, 1970 et 1980 : que lâon compare les modes vestimentaires ou le design des voitures de ces annĂ©es-lĂ , et lâon voit tout de suite la diffĂ©rence. Aujourdâhui, entre une photographie de 2002 et une seconde de 2012, on peut constater que les Ă©carts de styles sont beaucoup moins marquĂ©s, comme si la crĂ©ation avait Ă©normĂ©ment ralenti. On peut lâexpliquer notamment en raison de la peur du risque. Aujourdâhui, cette obsession de rĂ©duire les risques, on peut la voir infuser tous les domaines de la sociĂ©té : lâĂ©ducation, la santĂ©, le commerce⊠il nây a quâĂ regarder Ă quel point aujourdâhui on lutte contre les maladies ! Les prises de risques doivent ĂȘtre minimales, car la financiarisation de la crĂ©ation a conduit Ă lâinvention de benchmark : de lâanalyse des dĂ©sirs de consommation, de la veille sur les produits des entreprises concurrentes, pour optimiser la conception dâun produit Ă©quivalent que lâon voudrait lancer sur le marchĂ©. On regarde ce que les concurrents font et surtout ce que les gens veulent et on rĂ©pond Ă leur dĂ©sir fabriquĂ©s, on ne fait plus de la crĂ©ation parce quâil y a une forme de nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure qui va trouver un Ă©cho chez le spectateur, on fait de la crĂ©ation-marchandise parce quâon analyse, et quâon croit rĂ©pondre Ă une demande. Et les principaux pourvoyeurs de ces simili-idĂ©es, ce sont les rĂ©seaux sociaux : des benchmarks permanents⊠Depuis quelques annĂ©es, Pantone a créé la « couleur pantone de lâannĂ©e », quâils dĂ©finissent comme telle sur leur site internet :
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La Pantone Color of the Year influence la tendance en matiĂšre de dĂ©veloppement de produits et influe sur les dĂ©cisions dâachat dans de nombreux secteurs, tels que la mode, le design industriel et dâintĂ©rieur, mais aussi la conception graphique et le conditionnement des produits. Le processus de sĂ©lection de la Color of the Year nĂ©cessite une mĂ»re rĂ©flexion et une analyse des tendances.5
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Et câest bien lĂ ce qui est dramatique : lâannĂ©e suivante, de nombreuses grandes entreprises qui mettent des produits de consommation sur le marchĂ© vont suivre cette couleur ! Finalement, câest ce genre dâinitiative qui donne lâimpression que lâĂ©volution du style des objets, des automobiles, des vĂȘtements, des intĂ©rieurs et des bĂątiments, qui est un processus en constante mutation et en rapport avec le territoire dans lequel il se dĂ©veloppe, Ă©tait en train de stagner et se retrouvait quasiment Ă lâarrĂȘt. On pourrait appeler ça une routine esthĂ©tique : tout ce qui nous entoure se ressemble, est reproduit dâannĂ©e en annĂ©e et confĂšre Ă toute forme une impression de dĂ©jĂ -vu. Selon moi, le fait de voir et revoir des dizaines et des dizaines de fois les mĂȘmes formes produit une sorte dâennui esthĂ©tique ambiant, et conduit Ă la lassitude des sensations visuelles et corporelles. On peut aussi voir ce manque de surprise comme Ă©tant Ă lâorigine de lâannihilation du pouvoir dâagir et de la volontĂ© individuelle des habitants : nous devenons tous des zombies, notre sensibilitĂ© sâest endormie. Parfois, jâai la sensation que seule une rĂ©volution radicale serait susceptible de faire changer cet Ă©tat de fait, qui serait Ă la fois politique, sociale, Ă©conomique et donc, de maniĂšre bien plus liĂ©e quâon ne le pense, esthĂ©tique Ă©galement.
5.
Gentrification, pseudo proximitĂ© et lâartisanat pour amateurs
Ă dĂ©faut de pĂ©ricliter, le style globalisĂ©, lui, a pour le moment de beaux jours devant lui. Il ne fabrique pas seulement une esthĂ©tique insipide et lassante : il est fondamentalement excluant. Il suffit de flĂąner dans les rues Marais, qui tire son nom des marĂ©cages sur lesquels il sâest construit, pour sâen apercevoir. Dans les annĂ©es 1940, il Ă©tait considĂ©rĂ© comme « lâune des verrues de Paris6 » ! Câest seulement dans les annĂ©es 1960, sous lâimpulsion dâAndrĂ© Malraux, que dâimportants travaux de rĂ©habilitation y sont amorcĂ©s, accompagnĂ©s dâexpulsions de nombreuses familles dâartisans et dâouvriers, qui vivaient dans des immeubles insalubres destinĂ©s Ă ĂȘtre rasĂ©s. Exit les pauvres, les ouvriers, les immigrĂ©s , les basanĂ©s : on signe la premiĂšre Ă©tape de la gentrification du quartier.
Câest justement sur cet hĂ©ritage prĂ©cis que se dĂ©veloppe lâuniformisation esthĂ©tique aujourdâhui. La hausse exponentielle des loyers a dĂ©figurĂ© lâancien quartier populaire, son MarchĂ© des enfants rouges, le plus vieux de Paris, et ses commerces de proximitĂ©. Le Marais sâest transformĂ© en une sorte de Las Vegas, quartier-vitrine branchĂ© oĂč ne vivent plus quâune infime tranche de la population et de riches touristes dans leur rĂ©sidence secondaire ou des logements locatifs de courte durĂ©e. La vie de quartier sâest considĂ©rablement appauvrie, dans des rues oĂč la seule activitĂ© qui demeure est le shopping dans des boutiques haut de gamme. Mais il ne faudrait surtout pas assumer lâuniformisation esthĂ©tique : les commerces tentent par tous les moyens de jouer sur les signes de la proximitĂ© et de lâauthentique, en tĂ©moigne la manipulation Ă tort et Ă travers du terme maison. On va sâhabiller chez Maison KitsunĂ© aprĂšs avoir mangĂ© chez Maison Plisson, puis on rentrera dormir Ă lâhĂŽtel Maison BrĂ©guet. On est loin de la fange du Marais, dĂ©sormais temple de la consommation et du luxe. Sous le faux vernis de la production locale et transparente, il y a aussi lâart du storytelling ou le marketing Ă outrance : on peut revenir Ă des terroirs, des circuits courts, des modes de productions plus Ă©thiques, on crĂ©e des mythes et des histoires autour du produit pour faire oublier que câen est un. Le storytelling, câest dâaprĂšs moi un des visages de lâhypermarketisation de tout ce qui est possible, afin de nourrir les rĂ©seaux sociaux.Â
Il est dâailleurs intĂ©ressant de poser la question : qui aujourdâhui ouvre ces nouveaux commerces ? Depuis quelques annĂ©es, on peut constater lâexplosion dâouverture de brasseries, de cafĂ©s, de fromageries, de torrĂ©facteurs, de boutiques de cĂ©ramique ou de vĂ©los vintage⊠Au premier abord, câest comme si lâartisanat ne connaissait pas la crise. Si on creuse un peu, on sâaperçoit que beaucoup sont des jeunes fraĂźchement diplĂŽmĂ©s de grandes Ă©coles de commerce ou de sciences politiques, en quĂȘte de « sens, » qui se reconvertissent de maniĂšre radicale vers des mĂ©tiers et des diplĂŽmes quâils mĂ©prisaient auparavant : des CAP, des formations courtes et des mĂ©tiers manuels ou artisanaux. Câest la peur pour ces jeunes de ce que lâanthropologue amĂ©ricain David Graeber a trĂšs bien thĂ©orisĂ© sous lâexpression de bullshit jobs : la peur des « emplois Ă la con ». Des emplois qui concernent surtout les travailleurs de bureaux, dont les journĂ©es sont organisĂ©es autour de tĂąches inutiles, superficielles et vides de sens, et qui crĂ©ent de lâaliĂ©nation car ils sont sans rĂ©el intĂ©rĂȘt pour la sociĂ©tĂ©.
Câest pour cette raison que lâon assiste Ă la mĂ©tamorphose des cadres supĂ©rieurs en nĂ©o-artisans tendance amateurs . Il y a un renversement dans les nouvelles gĂ©nĂ©rations de ce qui est branchĂ© : « un Instagram de tartes plutĂŽt que de travailler sur un Powerpoint dans un cabinet de conseil7. » Ces mĂ©tiers manuels ou alimentaires, ancrĂ©s dans un territoire local, en interaction avec les clients, semblent davantage Ă mĂȘme de pouvoir combler leurs aspirations. On assiste vĂ©ritablement Ă la naissance dâun nouveau profil : le nĂ©o-artisan qui dĂ©tient tous les outils du monde libĂ©ral, les mĂ©thodes et les codes des Ă©coles de commerce. En prĂ©tendant perpĂ©tuer une tradition, ces entrepreneurs ne crĂ©ent pas de simples fromageries telles quâon les connaissait il y a Ă peine vingt ans de cela. Ils crĂ©ent le Las Vegas de la fromagerie ! Tout a changé : sous couvert dâauthenticitĂ©, il y a la fabrication dâimages de marques, lâimportance des rĂ©seaux, des marges exponentielles avec des prix qui explosent, et le plus grave : une relation client amoindrie ou limitĂ©e aux fort potentiel dâachat.
6.
Lâappauvrissement de la crĂ©ation
LĂ oĂč ça coince, câest que ces entrepreneurs nâont souvent aucune compĂ©tence crĂ©ative, et que ce sont des anciens financiers ! Ils se contentent donc de suivre la mode, ce qui participe de lâunification de lâesthĂ©tique et des modes de production. On touche ici le problĂšme du doigt : câest que le pouvoir crĂ©atif a changĂ© de main.
Les vrais crĂ©atifs, eux, ont malheureusement donnĂ© beaucoup dâidĂ©es Ă tout le monde avec lâapparition des rĂ©seaux sociaux et du partage massif des images qui lâaccompagne. Et ces nouveaux entrepreneurs y ont eu accĂšs : ils ont eu lâimpression dâĂȘtre capable de devenir eux-mĂȘmes les crĂ©atifs, de sâinventer directeurs artistiques. Pendant longtemps, dans la pĂ©riode prĂ©-rĂ©seaux sociaux, on a eu lâidĂ©e que la crĂ©ation Ă©tait une sphĂšre relativement prĂ©servĂ©e et sĂ©parĂ©e du reste de la sociĂ©tĂ©. Et lĂ , les financiers se sont dit : « en fait, câest facile, je vois ça tous les jours, je vois les sources, les rĂ©fĂ©rences, le vocabulaire formel, donc je peux le faire moi-mĂȘme ! » Ils se sont appropriĂ© des compĂ©tences sans mĂȘme les avoir : câest ça le cauchemar qui crĂ©e une vĂ©ritable simplification esthĂ©tique, dans laquelle la source dâinspiration devient unique : Instagram, Facebook, Pinterest et les premiĂšres pages de Google Images. Les gens ne se rendent pas compte mais câest ce phĂ©nomĂšne dâaccessibilitĂ© survenu dâun coup qui tend Ă rendre la crĂ©ation de mauvaise qualitĂ©, parce que justement crĂ©er ce nâest pas faire du simple collage de rĂ©fĂ©rences et le transformer en bouillabaisse visuelle. En la rendant accessible Ă tout le monde, on a dĂ©complexifiĂ© la direction artistique, et des jeunes entrepreneurs se sont autoproclamĂ©s designers pour crĂ©er des marques en suivant les derniĂšres tendances visuelles.
Aujourdâhui, on peut voir que câest le marketing qui dĂ©crĂšte le design, Ă grands renforts de benchmarks esthĂ©tiques et de moodboards commandĂ©s Ă des agences de conseil en tendance. Ă mon sens, il faut impĂ©rativement recomplexifier le style de ce quâon produit. Et pour cela, les porteurs de projets doivent de nouveau faire appel aux vrais crĂ©atifs et aux designers, pour leurs compĂ©tences, leurs savoir-faire et la spĂ©cificitĂ© de leur style propre. Toutes ces raisons ont conduit par exemple, depuis quelques annĂ©es, au foisonnement de programmes immobiliers de reconstruction qui tendent Ă effacer du paysage les caractĂ©ristiques distinctives propres Ă chaque territoire. Les porteurs de projets de rĂ©amĂ©nagement semblent oublier lâhĂ©ritage architectural du contexte dans lequel ils sâimplantent, au profit dâune esthĂ©tique commune et globalisĂ©e. Et la mode a peu Ă peu remplacĂ© la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique
7.
La grande incompréhension fonctionnaliste, ou comment un livre a été mal interprété
Il me semble que lâappauvrissement gĂ©nĂ©ralisĂ© de la crĂ©ation nâest pas simplement dĂ» Ă lâĂ©mergence des rĂ©seaux sociaux et la maniĂšre dont ils ont normalisĂ© et simplifiĂ© les esthĂ©tiques. Si tout tend Ă se ressembler, câest aussi parce que les designers ont mal interprĂ©tĂ© des textes fondateurs de la discipline, notamment certains Ă©crits dâarchitectes du mouvement moderne.
Lorsque lâarchitecte Adolf Loos publie Ornement et crime en 1908, il sâoppose vivement aux diffĂ©rentes modes ornementalistes caractĂ©ristiques des productions du Second Empire et de la IIIĂšme RĂ©publique Ă Vienne. La SĂ©cession viennoise et lâArt nouveau, les deux principaux courants dâarts appliquĂ©s de lâĂ©poque, sont alors marquĂ©s par un Ă©clectisme historicisant qui va un peu dans tous les sens. Avant tout, Loos sâen prend à « lâinstinct dâorner », dans lequel il voit la faillite de lâĂ©poque moderne Ă crĂ©er son propre vocabulaire formel. MĂȘme sâil est important dâavoir en tĂȘte le caractĂšre raciste dâun tel texte, qui sâen prend violemment aux Papous comme exemple dâune civilisation dite « infĂ©rieure », il me semble que lâon peut, au-delĂ des polĂ©miques et des paradoxes, en tirer quelques enseignements cruciaux sur les enjeux du design de lâĂ©poque. Pour vous donner une image, les intĂ©rieurs bourgeois du XIXĂšme siĂšcle en Europe Ă©taient parĂ©s dâĂ©paisses tentures qui peinaient Ă laisser passer la lumiĂšre naturelle, les fauteuils Ă©taient rembourrĂ©s et capitonnĂ©s, et laissaient ainsi dâinnombrables recoins aux microbes et Ă la poussiĂšre, dâinnombrables bibelots de styles de diffĂ©rentes Ă©poques sâaccumulaient et encombraient les salons.
Le combat contre lâornement sera collectif, puisque partagĂ© par dâautres figures de proue du mouvement moderne, tel que lâarchitecte autrichien Otto Wagner, qui Ă©noncera sa devise au fronton de sa villa HĂŒtteldorf : « La nĂ©cessitĂ© est seule maĂźtresse de lâart », ou encore, de lâautre cĂŽtĂ© de lâAtlantique, lâarchitecte amĂ©ricain Louis Sullivan qui, quelques annĂ©es plus tĂŽt, Ă©crivait « que la vie est dĂ©celable par son expression, que la forme suit la fonction. Et telle est la loi. » En France, Le Corbusier, qui publiera dâailleurs Ornement et crime en 1920 dans sa revue lâEsprit Nouveau, donne lui aussi ses propre mots pour dĂ©signer cette lutte dans son ouvrage de rĂ©fĂ©rence Lâart dĂ©coratif dâaujourdâhui : « [Il faut] sâinsurger contre lâarabesque, la tache, la rumeur bruyante des couleurs et des ornements. »
Il est fondamental de comprendre ces textes dans leurs Ă©poques : pour les pĂšres de la modernitĂ©, la question de lâornement ne se rĂ©sume pas simplement Ă un problĂšme esthĂ©tique mais porte un enjeu de civilisation. Les architectes dâalors voient dans lâornement un stigmate moral et un parasite Ă©conomique. Ils affirment quâun immeuble ou quâun objet doivent avoir une utilitĂ©, quâils ne peuvent pas ĂȘtre pure dĂ©pense dĂ©corative injustifiĂ©e, afin de privilĂ©gier le matĂ©riau, dont il sâagit de prĂ©server la beautĂ© intrinsĂšque, et la fonction. Cet idĂ©al esthĂ©tique sâaccompagne dâun idĂ©al dĂ©mocratique : si lâornement Ă©tait lâapanage des riches commanditaires, donc un facteur dâinĂ©galitĂ© sociale, son abolition permettra dâenvisager un monde plus juste. Il recouvre aussi un problĂšme de santĂ© publique : lâinsalubritĂ© des logements dans les mĂ©tropoles occidentales en pleine expansion crĂ©e des maladies alors inĂ©dites. LâhygiĂ©nisme promeut une nouvelle comprĂ©hension de lâenvironnement humain, dont les formes doivent pouvoir rĂ©pondre au bien-ĂȘtre moral et Ă la santĂ© de tous.
CĂŽtĂ© conception, on emprunte Ă lâindustrie ses matĂ©riaux et ses modes de fabrication Ă la chaĂźne : il faut donc dĂ©pouiller au maximum lâobjet pour rĂ©duire son nombre dâĂ©lĂ©ments constitutifs et donc le nombre dâĂ©tapes de production. « Le principe de beautĂ©, Ă ses yeux, dĂ©coule du principe dâĂ©conomie, et le principe dâĂ©conomie, du principe dâutilitĂ©8. » RĂ©trospectivement, si on regarde le style caractĂ©ristique des productions du mouvement moderne, on sâaperçoit que sa gĂ©omĂ©trie, ses surfaces lisses, ses lignes Ă©purĂ©es et lâattention portĂ©e aux nouveaux matĂ©riaux (tels que le bĂ©ton, le mĂ©tal ou le verre) : tout en lui concourt Ă crĂ©er un nouveau paradigme esthĂ©tique. Et ce style inĂ©dit nâest en rĂ©alitĂ© pas exempt de dĂ©coration : il affirme Ă sa maniĂšre le rĂ©gime dĂ©coratif, et, loin dâĂ©chapper Ă lâornement, qui ne fait que muter et changer de forme, il renouvĂšle lâapprĂ©hension des objets et des bĂątiments qui nous entourent. Si lâon analyse les rĂ©alisations dâintĂ©rieurs de Loos, on se rend vite compte que ses prĂ©ceptes sont tombĂ©s entre de mauvaises mains et ont Ă©tĂ© largement rĂ©duits. Regardez son American Bar Ă Vienne, oĂč il utilise laiton, bois, verre, onyx, des matĂ©riaux nobles et luxueux, tous composĂ©s ensemble afin de crĂ©er une atmosphĂšre spĂ©cifique Ă la modernité : câest tout sauf un white cube aseptisĂ© dĂ©nuĂ© dâornements ! Câest au contraire un intĂ©rieur trĂšs dĂ©corĂ©, au sens noble du terme, capable de crĂ©er une ambiance propice Ă la dĂ©tente et Ă la relaxation que demande un bar. Loin de rejeter lâornement, Loos ne fait que le renouveler radicalement.
Ă mon sens, certains des textes fondateurs ont Ă©tĂ© mal compris, dont des citations ont Ă©tĂ© arrachĂ©es de ce contexte historique europĂ©en si particulier et sont devenues des doctrines pour certains architectes et designers, qui les ont utilisĂ©es pour justifier un fonctionnalisme extrĂȘme. Ce que ces crĂ©ateurs voulaient dire, câest plutĂŽt : « Il faut mettre en valeur la matiĂšre pour ce quâelle est, et si vous faites simple, les coĂ»ts seront plus faibles ! » Au lieu de cela, les gens ont compris quâil fallait faire des immeubles et des objets dont lâaspect se rĂ©sumait Ă leur utilitĂ©. Cette incomprĂ©hension fondamentale dâOrnement et crime a donnĂ© une sorte de blanc-seing au grand capital, et plutĂŽt que de simplement abandonner lâornement superflu, on en est venu a tout simplifier et Ă utiliser des matĂ©riaux cheap. Au fond, ce sont aussi en grande partie ces mauvaises interprĂ©tations qui ont fait que le monde dâaujourdâhui est devenu moche !
8.
Designer : un métier populaire mais non accessible au peuple
RĂ©seaux sociaux, uniformisation des styles, hypermarketisation du design, interprĂ©tations biaisĂ©es⊠ce sont autant de facteurs qui ont, il me semble, conduit Ă lâappauvrissement et Ă la simplification de la crĂ©ation. En dernier lieu, une cause beaucoup plus directe me semble ĂȘtre une clé de comprĂ©hension Ă ces phĂ©nomĂšnes : la formation et le mĂ©tier de designer, qui ont radicalement changĂ©.
Historiquement, il y a eu un affaiblissement important de la formation des designers. Avant, le design Ă©tait un mĂ©tier proche de celui de lâartisanat, avec des allers retours constants dans le travail de la forme, du dessin Ă la fabrication. Les chefs dâateliers sont parmi les meilleurs artisans français, ils sont chargĂ©s de ne former quâune dizaine dâĂ©lĂšves, et le temps de formation reste relativement court. Aussi, comme il subsistait une hiĂ©rarchisation importante entre les beaux-arts et les arts appliquĂ©s, les apprentis qui souhaitaient devenir artisans Ă©taient des gens du peuple, souvent issus de classes ouvriĂšres. Le bouleversement a aussi Ă©tĂ© quantitatif : lorsque lâĂ©cole Boulle est créée en 1886 par exemple, câest le seul endroit de formation professionnel dans les mĂ©tiers dâart, lâameublement et les arts appliquĂ©s en France. Aujourdâhui, il y a eu une explosion de lâoffre et de la demande dans la formation en art et en design : rien que dans lâenseignement public, on recense 44 Ă©coles supĂ©rieures dâart et de design pour plus de 12 000 Ă©tudiants (chiffres que lâon peut aisĂ©ment doubler si lâon prend en compte de lâenseignement privĂ©). La plupart de ces Ă©coles ne peuvent Ă©videmment pas se doter dâateliers et dâoutils incroyables, le recrutement des enseignants sâest institutionnalisĂ© et sâest Ă©loignĂ© du caractĂšre artisanal du mĂ©tier⊠Aujourdâhui, lâinformatique qui a pris une place Ă©norme dans la formation du mĂ©tier, la conception numĂ©rique, et lâinspiration visuelle sur les rĂ©seaux sociaux, ce quâon appelle la « tendance ». Câest pour ces raisons que lâon assiste Ă une simplification maximale, Ă la racine mĂȘme de ces mĂ©tiers de crĂ©ation : dans les Ă©coles.
Petit Ă petit, on peut aussi se rendre compte que designer est devenu un mĂ©tier de bourgeois. Les Ă©coles privĂ©es coĂ»tent entre 5 000 et 10 000 euros lâannĂ©e, sur le site de lâune des meilleures dâentre elles, Strate College, ils font carrĂ©ment de la pub pour leurs banques partenaires, afin de proposer des prĂȘts Ă taux prĂ©fĂ©rentiels pour permettre aux Ă©tudiant de financer leurs Ă©tudes. CrĂ©er une Ă©cole dâart, câest devenu un vĂ©ritable business, et ça peut rapporter gros ! Par ailleurs, les Ă©tudes sont devenues longues : de ce fait, mĂȘme dans les Ă©coles publiques, dont les plus sĂ©lectives se situent Ă Paris, le simple fait de devoir se loger pendant cinq ans dans la capitale fait immĂ©diatement le tri, et ce ne sont que les jeunes des classes sociales favorisĂ©es qui peuvent se permettre dây postuler. En France, il y a un manque de diversitĂ© catastrophique dans lâaccĂšs aux Ă©tudes dâart et de design. Cela explique pourquoi aujourdâhui le mĂ©tier de designer est devenu excluant : la financiarisation de la pĂ©dagogie et de la formation attire des futurs crĂ©atifs qui sont de base dĂ©connectĂ©s des besoins rĂ©els de la population moyenne. Il y a aussi, avec lâavĂšnement des rĂ©seaux sociaux, le narcissisme ambiant de notre Ă©poque et la starification du mĂ©tier, la volontĂ© de devenir un designer « auteur » reconnu et cotĂ©. Les prix de ce type dâobjets sâenflamment, et sâassimilent davantage Ă ceux, mirobolants, dâune Ćuvre dâart contemporain, quâau juste prix dâune table de qualitĂ© accessible et dĂ©mocratique.
Ces derniĂšres annĂ©es, la formation des designers a beaucoup changĂ©, mais sur une Ă©chelle de temps plus Ă©talĂ©e, ce sont Ă©galement les techniques de mise en forme et les processus de fabrication qui ont Ă©tĂ© bouleversĂ©s par lâindustrialisation. JusquâĂ la rĂ©volution industrielle, souvent lâartisan Ă©tait en mĂȘme temps celui qui dessinait lâobjet que celui qui le rĂ©alisait. CâĂ©tait quelquâun de qualifiĂ©, qui avait Ă la fois des savoir-faire manuels et une intelligence de mise en forme, il nây avait pas la distance Ă©norme entre le travail de conception et celui de fabrication quâil y a de nos jours. Aujourdâhui, dans la gĂ©nĂ©alogie dâun objet, dâun amĂ©nagement ou dâun bĂątiment, il y a des designers qui modĂ©lisent, et tout au bout des ouvriers qui viennent rĂ©aliser ce modĂšle. Ă lâheure de la conception numĂ©rique, le simple fait de dessiner un objet est souvent trĂšs limitĂ© aux outils de modĂ©lisation 3D proposĂ©s par des logiciels comme Rhinoceros, SolidWorks ou AutoCAD, trĂšs utilisĂ©s dans le design industriel, lâamĂ©nagement dâintĂ©rieur et lâarchitecture. Sur ces plateformes, on utilise des courbes de BĂ©zier pour dessiner, et ce nâest pas anodin de savoir quâelles ont Ă©tĂ© inventĂ©es par un ingĂ©nieur, dans le but de normaliser et de rationaliser le dessin. Rien que pour cette raison, on contraint et on rĂ©duit Ă©normĂ©ment toutes les possibilitĂ©s de crĂ©ation de forme. Ce que ça produit, in fine, câest une forme de standardisation esthĂ©tique. Le seul mouvement manuel nĂ©cessaire Ă la conception se retrouve circonscrit dans lâespace restreint du tapis de souris : il se rĂ©duit Ă un clic, rapide et efficace pour correspondre aux logiques de production de masse. Et le seul mouvement nĂ©cessaire Ă la fabrication est souvent rĂ©pĂ©tĂ© inlassablement, dans une vaste chaĂźne de montage.
Ces changements dans la maniĂšre dont on forme les designers et dont on donne forme Ă un objet ont Ă©galement conduit Ă appauvrir la crĂ©ation. Elles ont menĂ© le designer Ă ĂȘtre en rupture avec la sociĂ©tĂ© de son Ă©poque et sourd Ă ses vĂ©ritables besoins. Elles lâont conduit, tout comme lâartisan, Ă ne plus avoir une vue dâensemble sur lâavancĂ©e dâun projet, mais Ă ne se sentir que comme des maillons dâune longue chaĂźne de production. En fait, on a progressivement dĂ©possĂ©dĂ© les gens des fruits de leur travail, cela paraĂźt donc normal quâils ne peuvent plus ĂȘtre fiers et satisfaits dâavoir produit un objet dâun bout Ă lâautre : il se sentent interchangeables.
9.
Lâinfluence du Japon
Bien sĂ»r, câest Ă©vident que le style des amĂ©nagements dâintĂ©rieur ou des objets dâune culture ne peut pas exister en vase clos, et quâil se construit par lâimportation dâĂ©lĂ©ments exogĂšnes Ă lui-mĂȘme. Surtout Ă lâheure de la globalisation et de ses Ă©changes, câest absolument normal et mĂȘme bĂ©nĂ©fique que les diffĂ©rentes cultures esthĂ©tiques coexistent en Ă©tant permĂ©ables, et que des rencontres et des interactions se produisent entre elles. Que ce soit en architecture ou en design, Ă quelques dizaines dâannĂ©es dâintervalle, on peut penser Ă Frank Lloyd Wright ou Ă Charlotte Perriand et leur relation particuliĂšre au Japon.
DĂšs lâouverture de son cabinet Ă Chicago en 1893, on peut constater que Frank Lloyd Wright dĂ©veloppe une pensĂ©e de lâarchitecture organique trĂšs proche de la philosophie des rĂ©sidences traditionnelles et de lâart des jardins japonais. CâĂ©tait aussi un grand collectionneur dâestampes et de gravures japonaises. On peut voir cette influence partout dans son Ćuvre, notamment dans la conception ses Prairies Houses, tant au niveau de lâarticulation de lâarchitecture Ă la nature, du respect des matĂ©riaux naturels ou de la relative simplicitĂ© des constructions. Par la suite, au dĂ©but des annĂ©es 1910, il sâest beaucoup investi dans le projet de construction du nouvel HĂŽtel ImpĂ©rial de Tokyo, pour lequel il Ă©tait secondĂ© de plusieurs apprentis japonais, qui sont devenus eux-mĂȘmes des architectes renommĂ©s et qui ont pu transmettre la pensĂ©e de Lloyd Wright dans leurs propres cabinets dâarchitecture au Japon. En design, en 1940, Charlotte Perriand est mĂȘme devenue conseillĂšre dessinatrice en art dĂ©coratif auprĂšs du MinistĂšre du Commerce japonais ! Dans ce cas, câest alors carrĂ©ment lâĂ©tat qui sâappuyait sur ses prĂ©conisations pour orienter la production industrielle du pays. Mais Perriand, comme Wright, nâarrivaient pas au Japon avec lâidĂ©e dâune supĂ©rioritĂ© du style occidental. Tous deux Ă©taient avant tout des grands admirateurs de la culture japonaise et ils avaient lâhumilitĂ© de vouloir apprendre de la philosophie, de lâesthĂ©tique et des savoir-faire japonais. Leurs annĂ©es passĂ©es au japon Ă©taient faites de rencontres dâartisans, de visite dâateliers et dâusines, dâobservation des modes de vie⊠Ils se sont littĂ©ralement imprĂ©gnĂ©s de la culture et sâen sont inspirĂ© pour concevoir des objets, du mobilier et des bĂątiments, chez Perriand on peut voir cette rencontre incroyable de lâesthĂ©tique moderne occidentale et lâesthĂ©tique traditionnelle japonaise, avec ses matĂ©riaux et ses techniques, notamment lâutilisation du bambou, des tissages, de la laque, mĂȘme dans le traitement de lâespace, avec les qualitĂ©s de rĂ©partition entre ombre et lumiĂšre des maisons traditionnelles japonaises.
Les exemples sont innombrables. Dans une autre mesure, avec un partage culturel moins approfondi mais plutĂŽt de lâordre de lâemprunt assumĂ©, on peut penser Ă la China Chair du designer danois Hans Wegner, Ă©ditĂ©e par Fritz Hansen. Wegner a conçu cette chaise en sâinspirant trĂšs largement dâun style de fauteuil chinois traditionnel dit « en fer Ă cheval », quâil allait contempler au Danish Museum of Industrial Art. Si lâon compare les deux productions, on sâaperçoit quâil sâagit vraiment dâun redesign plutĂŽt que dâune rĂ©interprĂ©tation radicale, et pourtant câest bien cette chaise « chinoise » qui est devenue une icĂŽne du design scandinave moderniste ! On peut expliquer cette reconnaissance car ce fauteuil est une forme de synthĂšse qui associe le meilleur du savoir-faire danois en Ă©bĂ©nisterie de lâĂ©poque et la mise en forme traditionnelle des fauteuils chinois.
Mais selon moi, lâidĂ©e de rĂ©ciprocitĂ© dans la circulation des idĂ©es et des formes est radicalement diffĂ©rente du pillage unilatĂ©ral. Câest lĂ quâon peut faire la diffĂ©rence entre mĂ©tissage culturel ou appropriation culturelleâŠ
10.
Le syndrome du tempura, du ceviche et du caffĂš latte
Quand il ne sâagit plus dâun partage culturel dâĂ©gal Ă Ă©gal mais dâune utilisation dâĂ©lĂ©ments culturels par des puissances dominantes, qui vise directement au profit, on est plutĂŽt du cĂŽtĂ© de lâappropriation culturelle. On peut voir des dizaines de cas dâuniformisation culturelle fleurir dans les grandes chaĂźnes de restauration, qui misent de plus en plus sur des appellations exotiques pour sĂ©duire le consommateur. Câest lĂ quâon voit que la langue, elle aussi, a aujourdâhui une forme de valeur marchande qui est prise en compte dans les stratĂ©gies commerciales et le lancement de nouveaux produits. Câest pour cela quâaujourdâhui, dans les quatre coins du monde, on va appeler tout ce qui ressemble de prĂšs ou de loin Ă un beignet frit tempura, nâimporte quel plat Ă base de poisson cru ceviche, et Ă faire de tous les cafĂ©s avec du lait des latte. Sous prĂ©texte dâoriginalitĂ©, on attribue ces noms Ă des plats Ă mille lieues des spĂ©cialitĂ©s originales quâils dĂ©signent Ă la base, des noms qui deviennent totalement insensĂ©s et absurdes tirĂ©s hors de leur contexte culturel. Ces appropriations se font au mĂȘme titre que le style dâamĂ©nagement dâintĂ©rieur globalisĂ©, qui emprunte des Ă©lĂ©ments Ă diffĂ©rentes cultures, mais en les redigĂ©rant « à lâoccidentale », du minimalisme japonais au mobilier scandinave. Ces multiples allers et retours finissent par crĂ©er un magma global informe, qui devient la norme esthĂ©tique quand il revient lĂ mĂȘme oĂč il a Ă©tĂ© créé à lâorigine : câest le serpent qui se mord la queue.
En fait, la globalisation tend à effacer toutes les caractéristiques distinctives propres à chaque culture pour les rendre plus « consommables », il y a une vraie perte du patrimoine culturel spécifique à chaque territoire.
11.
Le déclin des centres villes
Si lâon veut ouvrir un commerce de maniĂšre juste, il faut dâune part analyser lâuniformisation des styles due Ă ce phĂ©nomĂšne que jâai appelĂ© la globalisation esthĂ©tique, mais il faut dâautre part comprendre pourquoi, sociologiquement, historiquement, politiquement, les boutiques ont Ă©tĂ© dĂ©laissĂ©es par les consommateurs.
« Bail Ă cĂ©der », « Liquidation : tout doit disparaĂźtre ! » : quand ce ne sont pas ces annonces qui parent les vitrines dĂ©sespĂ©rĂ©ment vides, ce sont des stores mĂ©talliques baissĂ©s qui habitent des villes qui semblent dĂ©sormais fantĂŽmes. Dans les petites et les moyennes villes, les boutiques abandonnĂ©es gagnent chaque annĂ©e plus de terrain : dans plus dâune ville sur trois, le taux de vacance (câest-Ă -dire la proportion entre les commerces Ă cĂ©der et les commerces actifs), dĂ©passe les 15%.Comme lâanalyse Olivier Razemon9, la dĂ©sertification commerciale est Ă lire comme le symptĂŽme dâun phĂ©nomĂšne plus large qui touche les centre des villes de moins de 100 000 habitants : la diminution de la population, donc des logements vides eux aussi, un taux de chĂŽmage qui augmente, la baisse du niveau vie, ainsi que la paupĂ©risation de la population qui y habite. Si les centres villes sont dĂ©sertĂ©s par les boutiques, câest parce quâon y paye des loyers commerciaux plus chers quâauparavant, parce que les gens ont plus de difficultĂ©s Ă accĂ©der au centre ville avec leurs voitures, aussi parce que le commerce en ligne tend Ă concurrencer les boutiques ayant pignon sur rue.
Câest un phĂ©nomĂšne qui rĂ©sulte de choix politiques, idĂ©ologiques et urbanistiques de la France des annĂ©es 1950/1960, au croisement de plusieurs problĂ©matiques : lâaccĂšs Ă la propriĂ©tĂ©, le dĂ©veloppement du tout automobile, la naissance de la grande distribution, lâexode rural⊠à lâĂ©poque, la ville doit sâĂ©taler le plus possible pour endiguer la promiscuitĂ© des centres villes, pour quâon ne soit plus les uns sur les autres. La façon la plus facile dâaugmenter la croissance Ă©conomique et de crĂ©er de lâemploi câĂ©tait donc de promouvoir la crĂ©ation de zones industrielles et commerciales en pĂ©riphĂ©rie des grandes villes. Entre un supermarchĂ© qui crĂ©e 300 emplois et qui paye des taxes dâapprentissages et un petit boucher qui va faire son commerce de proximitĂ©, le choix est vite fait pour les politiques qui dĂ©cident de lâattribution des projets de construction. On donne alors des terrains le plus vite possible au promoteur qui dĂ©sire dĂ©velopper le supermarchĂ©. Câest vĂ©ritablement ce type de vues politiques Ă court terme qui fait quâon a dĂ©truit lâentrĂ©e des villes. Ce quâon ne voit pas en Angleterre, ou en Italie : certaines parties de lâEurope sont encore protĂ©gĂ©es et on constate que câest un choix proprement français.
Dans les annĂ©es 1960, on a donnĂ© la prioritĂ© aux commerces et Ă la consommation, Ă la vente de produits de moyenne gamme, accessibles Ă tous. Câest Ă ce moment que naissent les empires de la grande distribution comme Leclerc ou Auchan, qui sâimplantent aussi lĂ oĂč il y a plus de place, et plus proches des classes moyennes et supĂ©rieures qui ont prĂ©fĂ©rĂ© sâinstaller dans les banlieues pavillonnaires. Les centres villes ne sont depuis plus du tout adaptĂ©s pour accueillir ce parc automobile : Ă ce moment, la consommation se dĂ©place du commerce de proximitĂ© de centre-ville au supermarchĂ© de pĂ©riphĂ©rie. La concurrence est elle aussi dĂ©loyale, et pour le consommateur moyen de lâĂ©poque câest un rĂȘve : on ne va plus du poissonnier au boucher en passant par le primeur, tout est prĂ©sent dans un mĂȘme espace, câest la possibilitĂ© dâun gain de temps non nĂ©gligeable. Les prix sont beaucoup plus bas Ă©galement, le nombre de rĂ©fĂ©rences est Ă©norme. Dans le mĂȘme temps, on peut sâapercevoir que câest toute lâorganisation du territoire qui change de paradigme : il y a notamment la vente de tous les terrains alentours, qui appartenaient dâabord aux paysans. Cela va avec toute une vague dâaccession Ă la propriĂ©tĂ© des classes moyennes, qui acquiĂšrent des maisons conçues sur un mĂȘme modĂšle, donc moins chĂšres, dans les zones pavillonnaires qui entourent les villes. Avec cela, inĂ©vitablement, la place Ă©norme que prend la voiture individuelle. Câest vraiment lâimage des films de Tati ou tout devient normalisĂ© et automatisĂ© jusquâĂ lâabsurde. Finalement, câest lâintĂ©rĂȘt des habitants pour les centres villes qui sâest historiquement Ă©croulĂ©, exceptĂ© pour les trĂšs grosses villes comme Paris ou Lyon, oĂč les classes aisĂ©es et cultivĂ©es persistent et pour lesquelles la voiture nâest pas forcĂ©ment une obsession.
Aujourdâhui selon moi il y a un vrai lien entre le dĂ©clin des centres villes et les orientations politiques des individus. Dans les villes plus petites, oĂč les classes moyennes et supĂ©rieures se sont massivement installĂ©es en pĂ©riphĂ©rie, elles ont Ă©tĂ© remplacĂ©es par des populations plus pauvres, souvent issues de lâimmigration, et les premiĂšres boutiques que lâon voit quand on vient dans le centre, ce sont des boucheries hallal, des kebabs. Et lĂ , alors que la population immigrĂ©e est minoritaire, elle devient visuellement majoritaire. On passe de temps en temps dans le centre-ville parce que souvent les institutions publiques comme les bureaux de postes, les mairies ou les institutions privĂ©es comme les banques y restent : on a donc une impression que la population, majoritairement immigrĂ©e, est au chĂŽmage, quâils ne font rien et quâil restent assis sur des bancs toute la journĂ©e Ă discuter. Ce nâest quâune impression, mais elle est dramatique, car elle amĂšne les gens Ă croire quâils sont « remplacĂ©s », dâoĂč cette thĂ©orie du grand remplacement.
Câest un cercle vicieux : parce quâil y a dĂ©laissement des centres villes par les classes moyennes pour les pĂ©riphĂ©ries, les commerces de proximitĂ© disparaissent, parce quâil y a exiguĂŻtĂ© des logements, les populations les plus pauvres obligĂ©es de rester sont obligĂ©es de vivre la moitiĂ© du temps dehors, parce quâil y a cette impression visuelle de personnes issues de lâimmigration qui « trainent » dans les rues des centres villes, les gens deviennent xĂ©nophobes et pensent quâils sont « envahis ». Si on laisse les processus actuels arriver, les centres villes vont ĂȘtre vides et les gens vont devenir fachos ! Câest ce qui se passe dans beaucoup de villes du sud de lâest et du nord : ce nâest pas anodin selon moi quâĂ BĂ©ziers, oĂč prĂšs dâun quart des magasins sont inoccupĂ©s, le FN fasse de si gros scores et que Robert MĂ©nard soit Ă©lu aux derniĂšres municipales avec prĂšs de 70% des suffrages, câest terriblement inquiĂ©tant !
12.
Ăviter le Retail apocalypseÂ
Aux Ătats-Unis, on a appelĂ© ça le Retail Apocalypse10 (Apocalypse de la vente au dĂ©tail). Lâexpression sâest gĂ©nĂ©ralisĂ©e dans la presse outre-Atlantique en 2017, Ă la suite de nombreuses faillites et de fermetures de magasins de vente au dĂ©tail. On compte notamment le gĂ©ant du jouet Toys âRâ Us qui dĂ©pose le bilan avec une dette de lâordre de 5 milliards de dollars fin 2017, et liquide tous ses magasins amĂ©ricains en 2018, en licenciant ses 33 000 salariĂ©s. LâApocalypse dĂ©signe la maniĂšre dont les consommateurs dĂ©laissent les points de vente physiques : la distribution en boutiques ayant pignon sur rue pĂ©riclite peu Ă peu, au profit de gĂ©ants digitaux du dĂ©tail comme Amazon. Outre les raisons prĂ©cĂ©demment exposĂ©es, câest Ă©galement dĂ» en grande partie au changement des habitudes de consommation de toute une nouvelle gĂ©nĂ©ration, qui se tourne vers les achats en ligne via les tĂ©lĂ©phones mobiles. De nombreux rĂ©seaux sociaux comme Instagram se sont convertis en quelques annĂ©es en plateformes de vente dĂ©matĂ©rialisĂ©e. Les premiers secteurs touchĂ©s ont Ă©videmment Ă©tĂ© lâindustrie du vĂȘtement, de lâobjet, du livre, du film, de la musique : en fait toute lâindustrie culturelle. Mais le phĂ©nomĂšne nâest pas seulement dĂ» Ă la montĂ©e en puissance du e-commerce.
Je fais un lien direct entre Retail Apocalypse, uniformisation esthĂ©tique et culture de la productivitĂ©. En pĂ©riphĂ©rie des villes, les supermarchĂ©s proposent tous les mĂȘmes rĂ©fĂ©rences Ă tous leurs consommateurs, et en centre-ville, ce sont surtout les commerces de bouche, avec leurs offres spĂ©cifiques, qui ont Ă©tĂ© remplacĂ©s par des boutiques de mode et par des chaĂźnes qui rĂ©ussissent Ă se structurer et Ă franchiser. Comme les supermarchĂ©s, elles aussi se ressemblent toutes, et proposent les mĂȘmes produits dâune ville Ă lâautre. Pour le peu de boutiques physiques qui restent, câest parce que la qualitĂ© de lâarchitecture dâintĂ©rieure a Ă©tĂ© nĂ©gligĂ©e, au profit dâun style homogĂšne qui ne correspond plus Ă aucune spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique, que les consommateurs ont Ă©tĂ© amenĂ©s Ă ne plus sây rendre. Câest Ă©galement car il y a un problĂšme de sĂ©lection dans les produits mis en vente, tout autant que dans la qualitĂ© du service et des Ă©changent, qui nĂ©cessitent du temps.
13.
De lâĂ©change de temps
On a une vĂ©ritable culture de la productivitĂ© et du profit dans les boutiques : au mĂȘme titre quâil faut concevoir et fabriquer plus vite, il faut vendre plus vite. Tout cela a menĂ© Ă une expĂ©rience client pauvre et facilement substituable aux informations sur internet. Le dernier aspect attractif des boutiques Ă©tait la possibilitĂ© de consommer « en direct », en entrant dans un magasin et en en ressortant avec son produit. Finalement, cette immĂ©diatetĂ© a Ă©tĂ© liquidĂ©e par Amazon prime et sa promesse de livraison en seulement deux heures. Sur ce point, il est trĂšs complexe de rivaliser car on souffre aujourdâhui dâune addiction Ă la rapiditĂ© dans nos sociĂ©tĂ©s capitalistes.
Câest un phĂ©nomĂšne quâa trĂšs bien dĂ©crit le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa11. Aujourdâhui, les consommateurs sont pressĂ©s et avides de grandes vitesses. On veut tout, tout de suite, avant tout le monde. Et il me semble que ce rĂ©gime de constante accĂ©lĂ©ration va Ă lâencontre de la qualitĂ© de lâexpĂ©rience que doit Ă mon sens susciter lâacte dâachat dans une boutique. Cela touche aussi lâimmobilier : les propriĂ©taires partagent cette sorte de vision dâimmĂ©diatetĂ© catastrophiste, donc font des loyers extrĂȘmement hauts, parce quâaujourdâhui une ville comme Paris attire le monde entier. Bien sĂ»r la situation est diffĂ©rente dans les petites villes qui ne peuvent pas jouer ce jeu-lĂ , car le monde entier ne veut pas aller Ă Limoges ou Ă Toulouse, quoique ! Ces loyers hors de prix participent de la gentrification dâune part, mais aussi de lâimpossibilitĂ© pour les locataires, quâils soient particuliers ou gĂ©rants dâune boutique, de se projeter dans des intentions Ă long terme. Les baux passent ainsi dâun locataire Ă lâautre, et Ă dĂ©faut de concevoir des boutiques pĂ©rennes, on les abandonne au profit de lâimmĂ©diateté : on crĂ©e des marques Ă©clair dont la durĂ©e de vie sera seulement de quelques mois et on ouvre ce que lâon a appelĂ© des pop-up stores⊠Les pop-up stores, ce sont ces boutiques Ă©phĂ©mĂšres qui sont nĂ©es dans les annĂ©es 1990 dans les grandes villes comme Londres, Paris, Los Angeles, Tokyo, et qui se sont imposĂ©es comme un nouveau format de retail. Le pop-up store repose sur un bail de courte durĂ©e, un an maximum, le plus souvent une semaine ou un mois, payĂ© dans son intĂ©gralitĂ© avant lâentrĂ©e dans les lieux. Il a pour but dâĂ©couler toute la marchandise, que ce soit dans le secteur de la mode, de la nourriture, des technologies, lâidĂ©e est de faire un grand « coup » marketing, en mettant en valeur lâaspect limitĂ© des produits, donc leur attractivitĂ© et la nĂ©cessitĂ© de les acquĂ©rir vite, sur un coup de tĂȘte. Câest un format qui permet Ă©galement de tester des nouveaux produits sans prendre un trop gros risque en commercialisant dâemblĂ©e une nouvelle gamme de produits dans des millions dâexemplaires.
Dans les faits, câest la trame de la vie quotidienne toute entiĂšre qui a Ă©tĂ© colonisĂ©e par le paradigme de lâurgence qui dirige lâĂ©conomie. Le fantasme dâune production qui ne sâarrĂȘterait jamais rĂ©pond au fantasme dâun modĂšle dâindividu moderne qui pourrait produire, consommer, travailler lui aussi Ă temps plein. Câest dĂ©jĂ un fait : avec internet, on peut faire des achats 24 heures sur 24, on consulte nos mails dans notre lit, on tĂ©lĂ©phone aux toilettes et on lit en mangeant. Seulement, cette quĂȘte de la vitesse est Ă lâopposĂ© du rythme physiologique humain, liĂ© Ă lâallure et au cadencement de la marche par exemple. Câest ce que soulevait dĂ©jĂ lâanthropologue Leroi-Gourhan12, au sujet du dĂ©calage entre la vitesse dâĂ©volution des objets techniques et la lenteur propre au corps humain, restĂ© le mĂȘme quâĂ lâĂšre prĂ©historique. Et câest la collusion entre ces deux rythmes contradictoires qui crĂ©e cette sorte de pathologie de la modernitĂ©, constituĂ© par un sentiment dâurgence constante.
Aussi, il me semble quâil est important de ne pas oublier que ce mĂ©tier consiste avant tout Ă vendre du temps. Jâai toujours considĂ©rĂ© que le commerce câĂ©tait des Ă©changes de temps : si jâachĂšte ce vĂ©lo, qui est relativement cher, je vais avoir lâimpression quâon a mis beaucoup de temps Ă le concevoir, Ă le fabriquer et Ă me le vendre. En achetant, ce que je donne dans lâĂ©change câest un certain nombre dâheures de ma vie, Ă©tant donnĂ© que je suis moi-mĂȘme payĂ© Ă lâheure. Donc si je paye ce vĂ©lo mille euros et que je suis payĂ© cinquante euros de lâheure, jâestimerais que ce vĂ©lo vaut 20 heures de mon temps de travail. En dâautres mots, lâargent que je gagne, câest du temps que je donne Ă fabriquer. Cela a un nom au Japon, Honmono, le vĂ©ritable produit. Câest un terme qui est trĂšs proche de la notion dâartisanat, de spĂ©cificitĂ© du patrimoine culturel et historique. Il implique que la personne qui participe Ă son Ă©laboration y soit trĂšs fortement impliquĂ©e, et quâelle est douĂ©e dâun savoir-faire technique transmis et perfectionnĂ© de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Le Honmono suggĂšre un niveau de qualification, de connaissance et de compĂ©tence qui garantit la qualitĂ© du produit final fabriquĂ©, ce quâon pourrait nommer un objet authentique. Pour donner un des exemples les plus communs, on peut constater la passion du bel objet chez les adeptes de couteau japonais, dont les rĂšgles strictes de fabrication ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es par le travail passionnĂ© de maĂźtres artisans qui se sont succĂ©dĂ©s durant des siĂšcles de forge.
Câest tout ce que Marx apporte de rĂ©volutionnaire Ă la philosophie Ă©conomique quand il invente le concept de fĂ©tichisme de la marchandise, pour dĂ©signer cette maniĂšre quâa le systĂšme capitaliste de dissimuler derriĂšre lâapparence triviale de la marchandise le temps de travail des producteurs, en rĂ©ifiant lâessence fondamentale des rapports sociaux entre les individus. Ce qui est beau avec le luxe câest cette ambiguĂŻté : on le vend trĂšs cher, on vend une impression de temps dâĂ©laboration trĂšs lent, on fait la promotion dâun certain artisanat en façonnant lâimage dâouvriĂšres laborieuses qui piquent inlassablement le mĂȘme morceau de tissu pour achever une broderie⊠Alors que parfois la fabrication nâexige pas du tout autant de temps quâelle en aurait lâair. Certaines marques de luxe sont allĂ©es jusquâĂ dĂ©velopper des machines Ă coudre qui font des faux piquĂ© mains : ici on se rend bien compte que câest avant tout une image que lâon achĂšte lorsquâon consomme du luxe, et que les grandes maisons misent sur le fait de perpĂ©tuer cette image du luxe Ă la française intrinsĂšquement liĂ© aux savoirs faires artisanaux. Mais finalement ne pourrait-on pas Ă©largir cette question du temps Ă tous les domaines ? LâamitiĂ© et lâamour aussi sont une histoire de temps : de temps que lâon a envie de passer avec une personne, le temps oĂč lâon pense Ă celle-ci⊠La vie aussi, câest une histoire de temps : on est lĂ pour un temps donnĂ©.
14.
Obésité visuelle ou NO FUTURE
Notre rapport Ă la temporalitĂ© est aujourdâhui extrĂȘmement complexe, paradoxalement il me semble que câest un impensĂ© lorsquâil sâagit de rĂ©flĂ©chir aux problĂšmes Ă©conomiques et sociaux contemporains. Culture de la productivitĂ©, addiction Ă la rapiditĂ©, Ă©change de temps, il y a un dernier rapport au temps quâil me semble important dâaborder, celui de prĂ©sent Ă©ternel.
Nous sommes constamment martelĂ©s dâimages et dâinformations, que nous ne pouvons pas digĂ©rer. DĂšs que lâon reçoit un signe, on est dĂ©jĂ dans le prochain : quâil sâagisse des photos sur Instagram ou des sites dâinformations en continu. Câen est devenu tellement pathologique quâon a par exemple créé un nĂ©ologisme pour dĂ©signer le faire de faire dĂ©filer les fils dâactualitĂ© Ă lâinfini sur les rĂ©seaux : le doomscrolling. Avec la crise sanitaire, la paranoĂŻa ambiante, le confinement chez soi, les violences policiĂšres⊠Câest un symptĂŽme qui sâest largement dĂ©veloppé : on recherche frĂ©nĂ©tiquement de lâinformation, de lâimage, on cherche Ă combler un vide, les yeux rivĂ©s Ă lâĂ©cran, en faisant dĂ©filer les donnĂ©es, parfois pendant des heures. Cette consommation excessive construit un cercle vicieux : plus on scrolle, moins on rĂ©ussit Ă assimiler, Ă digĂ©rer, plus le sentiment dâimpuissance et lâanxiĂ©tĂ© sâauto-alimentent et nourrissent lâaddiction⊠Nous sommes devenus des obĂšses visuels ! Alors câest comme si nous Ă©tions victimes dâun trop plein de prĂ©sent. Un prĂ©sent permanent, qui ne permet pas de rĂ©flĂ©chir sereinement le futur ou de digĂ©rer rĂ©trospectivement le passĂ©. Et cela a un impact sur ce quâon voit et ce que lâon dĂ©sire faire : on ne regarde que petit, que demain, sans anticiper ne serait-ce que lâannĂ©e prochaine.
Dans le domaine de la philosophie du temps, lâattitude qui consiste Ă considĂ©rer que seul le moment prĂ©sent existe, et non le passĂ© et le futur, a aussi un nom: câest le prĂ©sentisme. Aujourdâhui, nous sommes vĂ©ritablement malades de notre rapport au temps. Câest notamment la thĂ©orie dâun historien mĂ©diĂ©viste, JĂ©rome Baschet, qui a publiĂ© en 2018 son ouvrage DĂ©faire la tyrannie du prĂ©sent :
Le prĂ©sent perpĂ©tuel, ou prĂ©sentisme, est une forme d'enfermement dans un prĂ©sent hypertrophiĂ© qui, d'un cĂŽtĂ©, affaiblit le rapport historique au passĂ© en rĂ©duisant ce dernier Ă quelques images mĂ©morielles Ă©parses et, de l'autre, interdit toute perspective de futur qui ne soit pas le prolongement du prĂ©sent. [âŠ] ĂternisĂ©, le prĂ©sent apparaĂźt dĂšs lors comme le seul monde possible. C'est un rapport au temps historique [âŠ] qui est propre Ă la forme nĂ©olibĂ©rale du capitalisme, qui s'impose Ă partir du milieu des annĂ©es 1970 et, plus encore, dans la dĂ©cennie suivante.13
On peut se lâexpliquer notamment par notre rapport au futur, qui depuis les annĂ©es 1970/1980, les dĂ©buts du nĂ©olibĂ©ralisme, a totalement changé ! Le futur, depuis les LumiĂšres, Ă©tait synonyme de progrĂšs, et la sociĂ©tĂ© accordait globalement beaucoup plus de confiance et dâoptimisme en lâavenir. Aujourdâhui, nous nous sentons impuissants devant les crises politiques, Ă©cologiques, Ă©conomiques, sociales et sanitaires Ă rĂ©pĂ©tition. Toute une gĂ©nĂ©ration dâindividus a perdu cette foi en lâavenir, et le futur est davantage synonyme de menace que dâespoir. Mais nous devons croire quâil est possible de changer ce rapport au temps, dâouvrir des possibilitĂ©s de se projeter dans le futur, non pas avec la certitude du progrĂšs propre au capitalisme mais peut-ĂȘtre dans des systĂšmes plus alternatifs.
Câest un constat trĂšs gĂ©nĂ©ral que lâon peut faire ici, mais qui sâapplique notamment Ă la conception des boutiques. Aujourdâhui, on exploite le rĂ©gime de lâĂ©phĂ©mĂšre pour suivre les tendances, une boutique peut sâouvrir seulement pour quelques mois et disparaĂźtre aussitĂŽt, et câest cette impossibilitĂ© de se projeter dans des vues Ă plus long terme qui rend les gens malades et fatalistes. Il faut pouvoir briser ce systĂšme du prĂ©sent perpĂ©tuel. Dans la conception dâun commerce, ça peut passer par des engagements trĂšs simples, mais qui vont Ă lâencontre des logiques de prĂ©cipitation commerciale du systĂšme nĂ©olibĂ©ral. On peut par exemple dĂ©cider de produire de maniĂšre plus juste, faire primer la qualitĂ© au profit. Cela nĂ©cessite des logiques plus lentes et donc parfois plus chĂšres. En tant que consommateur, on peut dĂ©cider dâacheter moins, mais mieux, investir un peu au moment de lâachat dâun produit plus qualitatif, dans lâintention de la garder plus longtemps. De prendre le temps de choisir son peigne, le peigne qui nous accompagnera pendant des annĂ©es, plutĂŽt que dâen prendre un en plastique dans une grande surface, et de le casser ou de le jeter quelques mois plus tard parce que câest un objet qui ne vaut rien Ă nos yeux, ni symboliquement, ni affectivement, ni qualitativementâŠ
Je suis persuadĂ© que la question fondamentale est ici : quelle est la vie dâun produit aujourdâhui ? Aujourdâhui, pourquoi pour le prix dâun hamburger que lâon va engloutir en quelques minutes, on peut sâacheter un pantalon que lâon serait censĂ©s pouvoir conserver toute une vie ? Câest bien ça qui nâest ni normal ni sain : et câest justement un problĂšme sur lâusage que lâon fait des diffĂ©rents temps, de production, de rĂ©flexion, de choix, de consommationâŠ
15.
La racisme esthético-social
Le style globalisé : il y a ceux qui peuvent se le permettre et ceux qui ne peuvent pas. En 1905, le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel avait dĂ©jĂ analysĂ© les processus de clivages propres Ă la mode, dans un court essai intitulĂ© Philosophie de la mode. En tant quâimitation, elle se constitue comme acte dâappartenance Ă la sociĂ©tĂ©, tandis quâen tant que diffĂ©renciation, elle modĂšle un acte de distinction sociale. La mode doit selon Simmel ĂȘtre pensĂ©e main dans la main avec la hiĂ©rarchie sociale, elle forme « un produit de la division en classes14 ». Le style globalisĂ© fonctionne comme une mode en tant que forme sociale : en rassemblant les individus dâun mĂȘme groupe, elle exclue ceux des groupes infĂ©rieurs. Dans le Marais, il est frĂ©quent de payer son cafĂ© cinq euros, dans des lieux au style « minimaliste » â pour ne pas dire cheap â lĂ oĂč on le payait encore un euro dans les annĂ©es 2000. Mais ce que les gens veulent câest juste du bon cafĂ©, moins cher ! Ce que lâuniformisation esthĂ©tique fabrique, câest donc avant tout une fracture Ă©conomique, et de ce fait la mort de la diversitĂ© culturelle.
Cette fracture Ă©conomique sâaccompagne dâune fracture sociale, qui rĂ©side dans lâexpulsion de toute une partie de la population des quartiers concernĂ©s par la gentrification liĂ©e en partie Ă cette uniformisation esthĂ©tique. Ă Paris, avec un coĂ»t Ă lâachat de plus de 10 000 euros du mĂštre carrĂ© en moyenne, les classes populaires ainsi quâune grande partie de la classe moyenne nâont plus droit de citĂ©. MĂȘme les quartiers le plus populaires comme celui de la Goutte dâOr dans le 18Ăšme arrondissement sont pris dâassaut par les mĂ©nages les plus riches, qui refusaient catĂ©goriquement dây mettre les pieds il y de cela encore quelques annĂ©es. Et avec cette nouvelle population, de nouveaux entrepreneurs aux initiatives locales et nĂ©o artisanale, trimballant leur esthĂ©tique globalisĂ©e avec eux. Les mĂȘmes quâon a vu dĂ©barquer il y a dix ans dans le Marais. « Paris est en train de devenir un repaire pour super-riches » corrobore Emmanuel Trouillard, gĂ©ographe chargĂ© dâĂ©tudes sur le logement Ă lâInstitut dâAmĂ©nagement et dâUrbanisme15.
Les classes les plus populaires sont condamnĂ©es Ă vivre en banlieue, dans des villes qui comptent des taux de logement HLM Ă©normes. On peut prendre un exemple trĂšs simple, celui de la CitĂ© des 4000 Ă la Courneuve en Seine-Saint-Denis, qui est emblĂ©matique des grands ensembles Ă©difiĂ©s en rĂ©gion parisienne dans les annĂ©es 1960. Quatre Ă©normes barres, qui accueillent Ă lâĂ©poque des milliers d'habitants qui ne peuvent ĂȘtre accueillis par Paris, notamment beaucoup de rapatriĂ©s dâAlgĂ©rie. TrĂšs vite, ce ghetto de pauvres concentre les difficultĂ©s sociales, financiĂšres, le chĂŽmage de masse, donc la recrudescence de la dĂ©linquance souvent liĂ©e au trafic de drogue. Mais il me semble important de comprendre les violences des citĂ©s Ă©galement Ă lâaune de critĂšres esthĂ©tiques.
Tout est lié : la laideur, lâexclusion et la violence. Dâailleurs, Godard lâa trĂšs bien montrĂ© dans Deux ou trois choses que je sais dâelle, Ă travers le portrait dâune jeune mĂšre de famille, habitante de la citĂ© que Nicolas Sarkozy voulait nettoyer au KĂ€rcher, qui sâadonne Ă la prostitution. La CitĂ© des 4000, câest avant tout des longues murailles de bĂ©ton gris-bleu de plus de quinze Ă©tages, une sorte de prison quâil filme en panoramique pour accentuer cet espace fermĂ© Ă toute perspective dâĂ©vasion et tout horizon dâavenir. Aujourdâhui, tout le monde se bat pour essayer de mettre en Ćuvre une politique cohĂ©rente de rĂ©novation urbaine, en dĂ©truisant les anciennes barres pour reconstruire du mieux par-dessus. Il me semble que si lâon avait dâemblĂ©e mieux construit les banlieues, et que lâon y avait investi un capital esthĂ©tique important, leurs habitants nâauraient pas laisser se dĂ©grader ou mĂȘme dĂ©gradĂ© dâeux-mĂȘmes ces ensembles. Historiquement, la beautĂ© du patrimoine, Ă travers les rĂ©habilitations architecturales de certains quartiers de Paris intramuros, a Ă©tĂ© rĂ©servĂ©e aux plus riches. La laideur et lâinsalubritĂ©, aux pauvres.
Ă une autre Ă©chelle, celle de la conception automobile, on peut faire le mĂȘme constat : quand Dacia lance ses premiĂšres voitures low cost, on fait un rectangle ! En fait, les financiers pensent tout simplement que les pauvres ne comprennent pas le design. Ils se disent quâils ont juste besoin dâune voiture, alors aucun effort nâest vĂ©ritablement fait sur le dessin de la carrosserie. La seule raison pour laquelle ça marche, câest parce que ce nâest pas cher. Ce qui est dommage, câest que produire une jolie voiture bien dessinĂ©e et une voiture moche sans aucune identitĂ© formelle, câest le mĂȘme prix, parce que ça repose simplement sur le dĂ©veloppement dâun moule ! Mais dans lâimaginaire des personnes qui dirigent ces sociĂ©tĂ©s, les pauvres ont mauvais goĂ»t, ou tout du moins ne se soucient mĂȘme pas de lâapparence formelle de leurs objets. Câest vraiment lâopposĂ© de la culture dâĂ©lĂ©vation quâon retrouvait dans les annĂ©es 1970, selon laquelle tous les objets mĂȘme les plus dĂ©mocratiques devaient ĂȘtre bien dessinĂ©s. Et de nouveau, la fracture sociale sâaccompagne dâune fracture esthĂ©tique : le beau destinĂ© aux riches, et le laid, aux pauvres !
II. Vers une déglobalisation esthétique
1.
La spécificité du local
Il me semble que la richesse de toute sociĂ©tĂ© rĂ©side dans le caractĂšre unique de ses productions : câest ce quâon pourrait appeler sa spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique. Maintenant, comment faire en sorte que cette diversitĂ© culturelle, au niveau international, ne nous Ă©chappe pas ? Fondamentalement, il me semble nĂ©cessaire de dĂ©fendre lâidĂ©e dâun patrimoine esthĂ©tique, qui soit un fil stylistique directeur, tout en essayant de le questionner et de le renouveler.
Il existe dans le Code de lâurbanisme un « article esthĂ©tique », qui vise Ă protĂ©ger les paysages ruraux et urbains pour la spĂ©cificitĂ© de leur plan dâurbanisme local. MatĂ©riaux, couleurs, tout critĂšre esthĂ©tique dâune nouvelle construction sont Ă©tudiĂ©s afin quâelle ne porte pas atteinte au caractĂšre de lâespace dans lequel elle sâimplante, mais au contraire quâelle sây inscrive harmonieusement. Les villes ont aussi ce quâon appelle un schĂ©ma directeur de coloration, qui assujettit des nuanciers prĂ©cis pour la commune et ses quartiers. On impose ainsi Ă quiconque voudrait construire les gammes colorĂ©es et les teintes des façades, des portes, des balcons, des volets, mais aussi parfois mĂȘme le dessin des menuiseries et des ferronneries, ou le style de mobilier visible depuis la rue. Ă Angers, on prĂ©conise Ă©galement le maintien des matĂ©riaux traditionnels qui forment le socle de la ville, comme le schiste, la pierre calcaire et le bois. Ă OlĂ©ron, pour protĂ©ger les menuiseries du vieillissement, lâusage Ă©tait dâutiliser le reste des pots de peinture des bateaux. Les portes et les volets Ă©taient donc toujours verts ou bleus, et aujourdâhui la charte de lâĂźle a conservĂ© ce nuancier historique. Tout territoire a des ressources particuliĂšres, qui induisent des savoir-faire eux aussi spĂ©cifiques.
Aujourdâhui, comme tout tend Ă se ressemble avec la globalisation esthĂ©tique, il faut sâappuyer sur le contexte spatio-temporel dans lequel on Ă©volue pour concevoir tout nouveau projet destinĂ© Ă sâajouter aux choses du passĂ©. Câest valable pour la conception dâune nouvelle boutique : on doit se questionner sur la cohĂ©rence entre le projet ville oĂč on dĂ©cide de lâimplanter, selon cette idĂ©e de patrimoine esthĂ©tique. Pour penser une boutique, il faut quâelle soit unique, appropriĂ©e aux styles dâarchitecture qui lâenvironnent, a contrario des chaĂźnes qui sont toutes construites sur la reproduction dâun mĂȘme modĂšle. Chez Vuitton, HermĂšs ou Dior, que lâon soit dans la boutique de TaĂŻwan ou de Toulouse on se retrouve toujours face aux mĂȘmes produits exposĂ©s dans les mĂȘmes vitrines au mĂȘme moment. Mais ce dont les gens ont besoin, câest dâapprĂ©hender le caractĂšre local des territoires. Pour cela il faut, en amont de tout projet dâamĂ©nagement, se renseigner longuement sur les matĂ©riaux disponibles sur place, sur lâhistoire de la ville, sur les savoir-faire locaux, afin de concevoir un projet qui soit intelligent et adaptĂ©. Il sâagit donc de valoriser les ressources naturelles locales dâune part, mais aussi les ressources humaines.
Un autre plan sur lequel les choses doivent radicalement changer, câest la responsabilitĂ© esthĂ©tique. Aujourdâhui, les dĂ©cisions esthĂ©tiques des villes sont souvent prises par des politiques qui nâont pas Ă©tĂ© formĂ©s au design ou Ă lâart, quâil sâagit dâanciens avocats, de travailleurs sociaux ou du monde des affaires, de spĂ©cialistes de sciences politiques⊠Ils ne font pas de diffĂ©rences entre le beau et le moins beau, mais on ne peut pas leur en vouloir : ils nâont tout simplement pas Ă©tĂ© Ă©duquĂ©s à ça ! Mais il faut assumer le fait quâon ne peut pas improviser un regard et une sensibilitĂ© crĂ©atrice. En sus, ils sont entourĂ©s de personnes qui ont dâautres intĂ©rĂȘts que la qualitĂ© et la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique : produire pas cher et rentable, afin de suivre la logique nĂ©olibĂ©rale et capitaliste. Il nây a plus de suivi de projet sur du long terme, alors que justement les enjeux esthĂ©tiques doivent ĂȘtre conçus et suivis sur du long terme, on doit pouvoir analyser les rĂ©ussites et les Ă©checs passĂ©s rĂ©trospectivement, les assumer et en tirer toutes les consĂ©quences.
Les dĂ©cisions doivent ĂȘtre supra politiques, et les mandats de quelques annĂ©es qui rĂ©gissent le systĂšme politique sont trop courts pour pouvoir prendre des dĂ©cisions ! Qui plus est, mĂȘme dans les crĂ©atifs, ce ne sont pas les bonnes personnes qui prennent les dĂ©cisions. Chez les architectes ou les urbanistes, on peut constater quâavant tout prime une forme de dĂ©lire Ă©gotique : ils veulent marquer historiquement les villes dans des dĂ©lires narcissiques coupĂ©s de toute rĂ©alitĂ© de terrain et des besoins des habitants. Câest tellement pitoyable de voir des studios dâarchitectes stars comme Zaha Hadid, Frank Gehry ou Reem Koolas dĂ©figurer toutes les villes dans lesquelles ils sâimplantent, sans aucune Ă©coute du territoire local, de la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique du paysage et des futurs usagers. Aujourdâhui, comme des franchises, au mĂȘme titre que McDonaldâs et Starbucks, les gros cabinets dâarchitectures imposent avec autoritĂ© leur esthĂ©tique narcissique, pour asseoir un peu plus lâĂ©norme pouvoir dont ils disposent dĂ©jĂ .
2.
Sommes-nous obligĂ©s dâinnover en permanence ?
On doit de nouveau pouvoir faire appel aux crĂ©atifs en question : designers, professions crĂ©atives, artisans, tous dĂ©tenteurs de compĂ©tences, ayant une dĂ©marche forte, un style propre, en lien avec lâespace dans lequel ils exercent. Dans lâAngleterre victorienne de la fin du XIXĂšme siĂšcle, William Morris dĂ©fendait dĂ©jĂ cette puissance des arts appliquĂ©s face Ă la mĂ©canisation de la rĂ©volution industrielle. LâĂ©quivalent aujourdâhui serait de dĂ©fendre le pouvoir des designers face Ă la globalisation de lâĂšre digitale. Morris Ă©tait un peintre, un architecte, un dĂ©corateur, un poĂšte, un illustrateur, un intellectuel Ă lâorigine du mouvement Arts and Crafts. Câest en relisant certaines de ses confĂ©rences comme Lâart et lâartisanat ou Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, quâon peut se rendre compte de la portĂ©e et de lâactualitĂ© de sa pensĂ©e et de sa pratique dans notre maniĂšre de concevoir, aujourdâhui plus que jamais. Il ne sâinsurge alors pas contre la machine et la mĂ©canisation en soi, mais contre la laideur des produits manufacturĂ©s et la dĂ©shumanisation des travailleurs quâelle engendre. Il sâinspire notamment du Moyen-Ăge, dont lâesprit est animĂ© par la solidaritĂ© humaine au service de la beautĂ© et de la qualitĂ©. Notamment Ă travers lâĂ©dification des cathĂ©drales, jamais construites par un seul homme en quelques semaines, mais par une interdĂ©pendance des corps de mĂ©tier Ă©talĂ©es sur des dizaines dâannĂ©es . Le talent de chacun comme nĂ©cessaires Ă la participation de la construction, câest un principe quâil reprend Ă son compte dans la crĂ©ation de sa propre entreprise de crĂ©ation dâobjets domestiques, de mobilier, de papier peint, de vitraux⊠Dans ses interventions, il dĂ©nonce les abus de la sociĂ©tĂ© industrielle et sa recherche effrĂ©nĂ©e de profit, accentuant le fossĂ© entre les classes et transformant la vie des ouvriers en dĂ©sert dâignorance et de misĂšre.
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JâĂ©prouve un sentiment de honte pour mon semblable civilisĂ© de la bourgeoisie, qui ne se soucie pas de la qualitĂ© des marchandises quâil vend, mais sâinquiĂšte des profits quâil peut en tirer. [âŠ] Le peintre dĂ©coratif, le mosaĂŻste, le fenĂȘtrier, lâĂ©bĂ©niste, le tapissier, le potier, le tisseur doivent tous lutter contre la tendance de notre Ă©poque quand ils essaient de produire de la beautĂ© plutĂŽt que du raffinement commercialisable, dâapporter une touche artistique Ă leur travail plutĂŽt quâune touche mercantile16. »
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Morris part du constat que malgrĂ© la maniĂšre dont on dĂ©crie lâornement Ă son Ă©poque, lâartisan nâa jamais pu sâempĂȘcher de dĂ©corer les objets de son travail. Son concept dâArts and Crafts (Arts et Artisanat) est simple : si la nature de lâhomme le condamne Ă travailler, lâart peut ĂȘtre une source de consolation dans ce labeur fastidieux. Loin dâĂȘtre futile, la fabrication dâobjets de la vie quotidienne dans des conditions respectueuses permet au travailleur de se sentir crĂ©er quelque chose de beau, dâutile et de personnel. Selon lui, sâapproprier sa tĂąche par le geste artistique individuel permet Ă lâartisan dâaccepter son travail et dây trouver un certain plaisir. Ainsi, « la production de biens utilitaires sans art ou sans le plaisir de crĂ©er est fastidieuse ». On peut considĂ©rer le combat de Morris comme Ă©tant Ă lâorigine dâune gigantesque rĂ©volution esthĂ©tique : lâapparition des arts appliquĂ©s dans les vies des sociĂ©tĂ©s. Câest le pĂšre de ce quâon dĂ©signe aujourdâhui sous le terme gĂ©nĂ©rique de design.
Jâai la sensation quâentre la bourgeoisie de la sociĂ©tĂ© victorienne et le nĂ©o-libĂ©ralisme des entrepreneurs branchĂ©s, il nây a quâun pas. Ne pourrait-on pas valoriser la transmission des savoirs artistiques, militer pour le plaisir de crĂ©er des choses belles par des artisans locaux, belles justement parce quâhistoriquement et spatialement contextualisĂ©es ? Ă lâinstar de William Morris, il serait temps de soutenir le fait que des ouvriers soient capables de sâapproprier leurs productions, contrairement aux modes de fabrication industriels qui dĂ©responsabilisent et dĂ©qualifient les travailleurs.
En amont de tout, pour retrouver la qualitĂ© il est nĂ©cessaire de retrouver le sens du temps et de la lenteur : quand on conçoit une boutique, on peut faire le choix dâintĂ©grer des artisans locaux au projet, qui vont nous aider Ă acquĂ©rir la maĂźtrise de lâhistoire des savoir-faire du territoire sur lequel on sâimplante. Ces artisans peuvent ĂȘtre tour Ă tour des aides graphiques, esthĂ©tiques, techniques, qui vont nous permettre de crĂ©er un amĂ©nagement selon des usages, une expĂ©rience de vente particuliĂšre⊠à ceux qui font appel aux designers et aux artisans, la responsabilitĂ© de ne pas inciter Ă produire en masse, Ă retrouver un lien Ă la main, Ă la durĂ©e, oĂč le produit doit en prioritĂ© ĂȘtre de qualitĂ© plutĂŽt que dĂ©multipliĂ© en quantitĂ©. Lorsque lâon dit tout cela, il faut prendre la mesure de ce que ça peut impliquer dans un projet dâamĂ©nagement de commerce : il ne sâagit pas de le penser comme de la simple dĂ©coration. Faire de lâamĂ©nagement de maniĂšre Ă©clairĂ©e, cela implique de travailler avec des designers, avec lâartisan du coin, faire en sorte que ça ne soit pas juste un effet de mode qui pĂ©riclite. Câest faire en sorte que ces collaborateurs le restent sur du long terme et non juste au moment du chantier, pour faire appel Ă eux lorsquâil y a un problĂšme, leur demander des conseils, pour Ă©tablir un lien de confiance⊠En cultivant des modes de relations plus approfondis, durables, de proximité : câest lĂ que lâon peut prendre conscience que crĂ©er une boutique peut dĂ©passer la simple crĂ©ation de profit mais gĂ©nĂ©rer du lien social.
ArrĂȘter de prendre du standard, Ă©viter dâaller loin pour sous-traiter, ne pas exporter et dĂ©localiser les productions dans les pays en voie de dĂ©veloppement, sâentourer dâune Ă©quipe : cela crĂ©er un environnement Ă©conomique sain, ou la circulation dâargent elle aussi devient plus locale. CrĂ©er une boutique, câest comme crĂ©er une Ćuvre dâart ! Cela prend du temps. Câest comme les gens qui ne mettent pas les moyens dans la dĂ©coration et lâamĂ©nagement de leur maison, alors quâils sont amenĂ©s Ă y vivre des annĂ©es, parfois mĂȘme pour le restant de leur vie. Selon moi câest la mĂȘme idĂ©e pour une boutique, certes il faut prendre en compte des limites de moyens, mais il est nĂ©cessaire de mettre le plus de temps possible pour atteindre cette forme de beautĂ©. Il ne faut pas oublier quâune boutique câest comme votre religion, ça peut paraĂźtre bizarre mais câest vĂ©ritablement ça : câest votre temple, vos vendeurs ce sont les prĂȘtres, vous vous ĂȘtes lâapĂŽtre, et le catalogue de produits⊠câest la Bible ! Si on trouve une Ă©glise belle, on y reviendra prier, de la mĂȘme maniĂšre, si votre temple nâest pas beau, on nây retournera pas !
3.
Prendre le temps
Un de points fondamentaux lorsque lâon veut crĂ©er un commerce aujourdâhui, câest selon moi dâemployer des personnes plus qualifiĂ©es, ou bien des personnes que lâon peut former sur du long terme, pour pouvoir revenir Ă ce quâest vraiment le mĂ©tier de vendeur. Câest vraiment dommageable de le rĂ©duire au mĂ©tier de caissier. Aujourdâhui, vendeur est devenu un job de passage, alors quâavant câĂ©tait un vĂ©ritable parcours dans lequel on pouvait faire carriĂšre et dĂ©velopper des compĂ©tences fines. Les vendeurs sont devenus la derniĂšre Ă©tape, comme lâanus dans un systĂšme digestif : ils sont souvent les moins payĂ©s de la sociĂ©tĂ© dans laquelle ils travaillent, et les moins bien considĂ©rĂ©s. Et câest aux dirigeant de prendre leurs responsabilitĂ©s, pour quâils puissent redevenir fiers de la complexitĂ© et de la diversitĂ© de connaissances et de savoir-faire que leur mĂ©tier induit. Chez Buly par exemple, Ă notre Ă©chelle, le salaire des vendeurs est de 30 Ă 40% plus Ă©levĂ© que sur le reste du marchĂ©, parce quâon a conscience quâau fond, ce sont les employĂ©s les plus importants. On a notamment pris le temps de les former aux langues, Ă la calligraphie, Ă lâorigata, lâart japonais du pli et de lâemballage. En somme, on tente simplement de reconsidĂ©rer la pluralitĂ© de pratique que recouvre rĂ©ellement ce mĂ©tier.
Un vendeur câest avant tout quelquâun qui connaĂźt le catalogue des produits, qui se lâest appropriĂ©, qui prend le temps dâĂ©couter, de conseiller, dâexpliquer, dâorienter. Câest quelquâun qui a acquis des savoirs et une vĂ©ritable expertise dans son domaine et qui est Ă mĂȘme de les transmettre. Au moment de la vente, au mĂȘme titre que dans les phases de conception et de fabrication de la boutique, il faudrait arrĂȘter de vouloir toujours faire plus et plus vite, mais simplement mieux, en donnant le temps. Comme je le disais, selon moi, acheter quelque chose se rĂ©sume Ă Ă©changer du temps : en tant que vendeur, je te donne tant de mon temps de travail, pour te vendre un produit durable, qui a pris du temps Ă ĂȘtre conçu et fabriquĂ©.
Aujourdâhui le dĂ©sĂ©quilibre est ici : on achĂšte rapidement et trĂšs cher quelque chose qui a Ă©tĂ© fabriquĂ© en quelques secondes. On doit tout mettre en Ćuvre pour retrouver le caractĂšre exceptionnel de cet Ă©change autour du produit, entre le vendeur et le client. Et cela marche pour tout ! Câest comme lorsquâon se rend chez le primeur et quâil nous explique une recette, une anecdote ou un conseil de conservation, quâon a en face de nous quelquâun qui connaĂźt toute lâhistoire dâune variĂ©tĂ© de tomates : on pourrait ĂȘtre fascinĂ©s Ă chaque fois quâil y a une telle interaction ! Ou bien que le poissonnier du coin qui a votre numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone, qui connaĂźt vos goĂ»ts et vos prĂ©fĂ©rences et qui vous appelle en vous disant « Aujourdâhui, jâai reçu un super bar de Bretagne pour vous ! » Tout cela Ă©lĂšve le simple acte commercial de la vente Ă un Ă©change social, Ă un partage de savoirs : câest ce qui manque dans les supermarchĂ©s et les grands magasins.
Si on veut contrer le retail apocalypse, il faut ramener de la surprise, de la sĂ©lection, ĂȘtre meilleur quâInternet. Internet, cela se rĂ©sume Ă aucune interaction humaine, le tout automatisĂ©, qui propose une sĂ©lection que lâon peut faire soi-mĂȘme et quâon peut retrouver ailleurs. Certes, on ne peut pas faire moins cher mais on peut apporter un meilleur service, en expliquant dâoĂč le produit vient, qui lâa fait, pourquoi il sâaffiche Ă ce prix là ⊠On peut chercher des choses que les gens ne veulent pas forcĂ©ment et qui vont le dĂ©couvrir en boutique. Il faut compter sur lâintelligence et la curiositĂ© naturelle des clients : ils ont besoin dâapprendre des choses, de les comprendre, pas seulement de les acheter ! Il faut aussi changer ses vitrines toutes les semaines, penser le display et la qualitĂ© de lâamĂ©nagement intĂ©rieur, crĂ©er de nouvelles circulations, former ses vendeurs, bien les payer aussi⊠Bref, crĂ©er une communautĂ© de confiance autour de la boutique.
Et cela touche tout type de commerce et pas seulement les plus haut de gamme. On peut ĂȘtre crĂ©atif mĂȘme en faisant un kebab et en touchant une clientĂšle qui cherche ce type de produits, sans chercher Ă copier les kebabs dâĂ cĂŽtĂ© mais en se dĂ©marquant ! Au contraire dâailleurs, en mettant la crĂ©ation dans les endroits oĂč on les attend on va pouvoir susciter une sorte dâĂ©lĂ©vation intellectuelle et esthĂ©tique. Le kebab Ă la française, par exemple, GrillĂ© y a rĂ©flĂ©chi : il est confectionnĂ© avec du veau de qualitĂ©, des frites incroyables, une sauce spectaculaire, un pain spĂ©cial. Certes il est lĂ©gĂšrement plus cher que les kebabs normaux mais ils ont Ă©levĂ© le dĂ©bat, et ils choisissent dâappeler ça GrillĂ©, qui est la traduction du terme turc kebab, et non pas kebab. Ătre plus malin quâInternet, câest aussi arrĂȘter dâessayer de niveler tout par les prix, de ne pas forcĂ©ment penser au tout accessible. Câest au prix de tous ces efforts quâon va pouvoir sauver les commerces de proximitĂ©.
4.
La déglobalisation esthétique
Aujourdâhui, ouvrir une boutique est devenu un acte militant. Câest un moyen de ne pas laisser nos centres villes mourir, de conserver lâinteraction humaine et le lien social, de conserver la beautĂ© dâune ville et de reprendre le pouvoir, pour ne pas le laisser aux mains des gĂ©ants dâinternet. Ouvrir une boutique, Ă lâinverse des chaĂźnes identiques qui envahissent toutes les villes du monde en proposant les mĂȘmes produits, permet de dĂ©fendre lâimportance de lâĂ©conomie locale et Ă©quilibrĂ©e, pour ralentir la globalisation, quâelle soit sociale, Ă©conomique voire mĂȘme esthĂ©tique. Si lâon poursuit lâexemple des tomates, câest la mĂȘme chose : si aujourdâhui on veut vendre des tomates, ce nâest plus comme avant, il faut connaĂźtre tout de la tomate, pour ensuite pouvoir aller voir son petit producteur et lui demander dâen faire une autre, dâĂ©largir la gamme de tomates proposĂ©es avec de nouvelles variĂ©tĂ©s pour rĂ©pondre Ă la demande. De la mĂȘme maniĂšre, lâamĂ©nagement esthĂ©tique de la boutique, en sâappuyant sur le contexte spatio-temporel dans lequel on Ă©volue, constitue un poids qui peut contrer la globalisation esthĂ©tique, et faire en sorte que les villes retrouvent de leur altĂ©ritĂ© et la spĂ©cificitĂ© de leurs styles. Le commerce a un rĂŽle bien plus important que ce que la sociĂ©tĂ© veut bien nous laisser croire. De nos jours, câest la seule chose qui peut influer sur tout : si lâon pousse les consommateurs Ă acheter bio, si le gĂ©rant arrive Ă influer le petit producteur, toute la ligne change ! Câest valable dans tous les types de commerce, de lâindustrie du vĂȘtement Ă lâameublement, et câest de la premiĂšre importance pour le futur.
Nous traversons une crise mondiale sans prĂ©cĂ©dents : elle est aussi bien sanitaire quâenvironnementale, politique quâĂ©conomique, et bien sĂ»r sociale, si lâon pense aux rĂ©cents mouvements internationaux fĂ©ministes, antiracistes et contre les violences policiĂšres. Mais cette crise est Ă©galement esthĂ©tique, et lâon doit prendre conscience que la crĂ©ation de formes est loin dâĂȘtre sĂ©parĂ©e des autres enjeux actuels, qui pourraient sembler plus dĂ©cisifs. Il y a urgence. Henri Lefebvre, un sociologue marxiste des annĂ©es 1960, avait Ă©laborĂ© une critique de la vie quotidienne : selon lui, la temporalitĂ© marquĂ©e par lâhabitude ne ferait que reproduire et perpĂ©tuer les rapports de domination entre classes. Pour rompre avec ce rythme et cet ennui, que je rapproche de ce que jâai appelĂ© la routine esthĂ©tique, il affirme que lâinventivitĂ© propre Ă la conception crĂ©atrice et lâexpĂ©rience esthĂ©tique seraient Ă mĂȘme de dĂ©monter les conventions normatives de la quotidiennetĂ©. Dans Le Droit Ă la ville, il va mĂȘme jusquâĂ dĂ©fendre un nouveau droit, au mĂȘme titre que le droit Ă la libertĂ© individuelle et le droit Ă lâĂ©galitĂ© devant la loi : le droit Ă la ville. Fondamental et inaliĂ©nable, un droit Ă la vie en ville juste, Ă la qualitĂ© de vie urbaine. Envisageons Ă sa suite la ville comme le foyer de lâinsurrection esthĂ©tique contre le quotidien. Selon lui, les besoins anthropologiques fondamentaux ne sont pas pris en compte dans les rĂ©flexions urbanistiques : le besoin dâimaginaire notamment, grand oubli des structures culturelles et commerciales mises en place dans la ville. Ici essayons dâen tirer toutes les consĂ©quences, mĂȘme les plus paradoxales, tant pis si Lefebvre se retourne dans sa tombe. Concevoir des boutiques alternatives inscrites dans un circuit de production qui respecte la spĂ©cificitĂ© esthĂ©tique des territoires, crĂ©er de nouvelles maniĂšres de consommer, dĂ©velopper des collaborations sur le long terme avec des artisans locaux, prendre le temps de choisir scrupuleusement les rĂ©fĂ©rences proposĂ©es, et soi-mĂȘme, acheter moins mais mieux.
Tout cela peut concourir Ă amorcer une transformation devenue cruciale. Pour dessiner, en miroir nĂ©gatif de lâuniformisation esthĂ©tique, les contours dâun processus possible : la dĂ©globalisation esthĂ©tique.
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Recherches et références
par GreÌgoire Schaller.
Notes
1. Christian de Portzamparc, Toute architecture engage une vision de la ville, Le Monde, 3 février 2006
2. Kyle Chayka, Same old, same old. How the hipster aesthetic is taking over the world, The Guardian, 6 août 2016
3. Serge Latouche, L'occidentalisation du monde, La Découverte, 2005
4. Theodor Adorno et Max Horkheimer, Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, Allia, 2012
5. Présentation de la Pantone Color of the Year, pantone.com, 2020
6. Ălodie Falco, Le Marais dâantan, dâinsalubre Ă branchĂ©, Le Figaro, 2 mai 2019
7. Jean-Laurent Cassely citĂ© par Marine Miller dans Le hipster pĂątissier est aujourdâhui plus valorisĂ© que le cadre supâ de la DĂ©fense, Le Monde, 17 juillet 2017
8. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Présentation de Ornement et crime de Adolf Loos, Rivages, Paris, 2015
9. Olivier Razemon, Comment la France a tuĂ© ses villes, Rue de lâĂ©chiquier, 2017
10. Derek Thompson, What in the World Is Causing the Retail Meltdown of 2017?, The Atlantic, 10 avril 2017
11. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010
12. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole II, La Mémoire et les rythmes, Albin Michel, Paris, 1964
13. Guillaume Ledit, Nous sommes malades de notre rapport au temps, entretien avec JérÎme Baschet, Usbek et Rica, 2018
14. Georg Simmel, Philosophie de la mode, Allia, 2013
15. Cité par Soazig Le Nevé dans à Paris, des classes moyennes en voie de disparition, Le Monde, 11 juin 2019
16. William Morris, Lâart et lâartisanat, Rivages, 2011