Avez-vous déjà fait le lien entre le vote pour un parti raciste et les boutiques du centre de nos villes ?
Étrange lien mais il est pour moi limpide et je le trace dans cet essai, le premier d’une série de réflexions autour de mon métier que je publierai ici.
En 2020, durant les premières semaines du covid, j’ai mis sur papier mes observations sur le commerce, l’authenticité bidon, les sacrifices concédés à l’efficacité, la mainmise sur le métier des élèves peu inspirés d’écoles de commerce, et l’atroce homogénéisation esthétique urbaine à l’heure des réseaux sociaux.
Mon point de vue s’est nettement radicalisé depuis l’écriture de ces pages mais si mon travail vous plaît, ce texte devrait vous intéresser, et—je l’espère—vous être utile.
VERS UNE DÉGLOBALISATION
ESTHÉTIQUE
1.
La résistance à l’Internet
(titre plus large sur l’importance du commerce de détail aujourd’hui)
De nos jours, tout porterait à croire qu’ouvrir une boutique relèverait d’une démarche plus mercantile qu’autre chose, destinée à assouvir un appétit commercial. Plutôt que la nécessité du service et de l’échange, on a vite tendance à reléguer la consommation dans les commerces de proximité à une activité futile, voire carrément obsolète à l’heure du commerce en ligne. Pourtant, d’après mon expérience, créer un commerce au XXIème siècle devient une question importante. Petit à petit, je pense que l’on va s’apercevoir qu’ouvrir une boutique devient un geste de résistance : résistance à l’internet, à la disparition du lien social, à la désertification des centres ville. Dans cette période de crise sanitaire sans précédent et de distanciation, tous ont pu constater que le commerce de proximité était un lieu particulier, et avant tout celui du rendez-vous social. On peut élargir ce constat hors période de crise : énormément de gens vivent isolés, ne parlant parfois dans une journée qu’à leur boulanger ou qu’au pharmacien du coin de la rue. Le commerce de proximité est donc vital, et je n’imagine qu’avec effroi un monde où les gens n’auraient, comme seule interaction sociale, la réception d’un colis ou d’un repas avec le livreur de chez Chronopost et Deliveroo, ou son trajet dans un Uber. Ouvrir une boutique répond avant tout au besoin de conserver le plus possible des endroits où l’on se retrouve. Pour ceux qui sont d’une génération antérieure aux millenials, jamais on aurait pu imaginer que l’amour deviendrait un business, maintenant avec les applications de rencontres les gens ne se rencontrent plus. Avant, on devait aller dans un bar, un restaurant, ou même juste aller aux devants de l’autre dans la rue. J’ai la sensation que dans nos sociétés occidentales, on perd progressivement ces interactions humaines. En ce sens, ouvrir des boutiques me semble vital pour la santé mentale d’un pays. Ici donc, j’aimerais ouvrir quelques réflexions subjectives sur la nécessité de relancer le commerce de détail, de réinventer la manière dont on l’appréhende et de reconsidérer l’impact qu’une telle démarche peut avoir…
I. Pourquoi nos villes déclinent ?
1.
Christian de Portzamparc, Toute architecture engage une vision de la ville, Le Monde, 3 février 2006
Le style des villes…
Il me semble que chaque ville a sa spécificité esthétique. Son identité propre, où se télescopent les styles qui ont marqué les différentes phases de son développement, comme autant de strates visuelles qui forment le paysage urbain. Cette identité est une véritable marque de fabrique : on la reconnait entre toutes. À tel point que, sitôt que l’on met un pied dans certaines villes aujourd’hui, on est capables d’identifier au premier coup d’œil où l’on se situe dans le monde. À Paris ses façades haussmanniennes, de style Empire et Restauration ; à New York ses cast-iron buildings, ses gratte-ciels Art Déco et International, à Berlin son association du Bauhaus, des palais prussiens et de l’architecture stalinienne. L’apparence des objets, des aménagements d’intérieur et des bâtiments façonne le caractère local d’un territoire donné, à un moment donné. Elle participe de la lente élaboration de la culture des différentes sociétés, dans ce qu’elle a de singulier. La spécificité esthétique des territoires et des populations qui les habitent est insaisissable, et toujours en devenir. En ce qui me concerne, c’est elle qui fonde mon désir de voyage, pour aller à la rencontre de styles de productions qui ne me sont pas familiers. J’estime qu’elle matérialise notre rapport à l’altérité, en constituant un langage visuel que la communauté qui la modèle fait vivre et transmet aux générations futures.
La forme des choses qui nous entoure participe à la fabrication de notre culture : elle est le cadre physique élémentaire de toutes nos activités. Les apparences du monde formel font partie intégrante de notre quotidien, et influent sur nos manières d’agir individuellement et collectivement, elles modèlent notre être au monde. C’est dire l’importance du design, du dessin des formes de ce que l’on désire concevoir, fabriquer et intégrer dans le monde. Et de la particularité, de la singularité, de la non-ressemblance de ces différentes formes.
Avant la globalisation de l’époque contemporaine, chaque territoire, à l’échelle de la ville, de la région, du pays, avait sa trajectoire esthétique particulière. Le style architectural était toujours en lien avec un accès à des matières locales et des modes de production spécifiques. Les périodes successives ont eu chacune leur style, avec ses canons admis par tous. « Aujourd'hui, il n'y en a plus. C'est le trait majeur de notre nouvelle modernité : il n'y a plus de doctrine partagée1. » En Europe, par exemple, un territoire qui concentre des savoir-faire artisanaux pluriséculaires, on fabrique aujourd’hui selon un style uniforme et flou, qui s’est développé à la fin des années 1990 et qui s’est dernièrement démultiplié avec l’apparition des réseaux sociaux. Il est possible que je me trompe, mais j’en viens à me demander si cette bouillie globalisée ne s’apparenterait-elle pas à un produit capitaliste comme les autres, en constituant la mode et les tendances visuelles actuelles ? J’ai la sensation qu’il est fondamental de remettre en valeur ce que l’on pourrait appeler la spécificité esthétique dans l’espace et dans le temps, quitte à jouer quelque peu sur les fantasmes qu’elle charrie. Car selon moi, les styles spécifiques sont autant de traces visuelles, ils constituent une mémoire vivante de notre patrimoine à même de résister à l’amnésie que prône l’ère de l’uniformisation culturelle.
2.
… et l’expérience de la consommation
Aujourd’hui, tourisme et consommation vont de pair. À ce titre, l’expérience de la ville me semble profondément intriquée avec celle de l’expérience de consommation et d’achat dans les commerces qui la peuplent. Lorsque l’on visite un territoire, il va de soi qu’une relation particulière se noue aux vendeurs dans les boutiques, aux serveurs dans les restaurants : ce sont parfois même les seuls contacts que l’on aura tissés à notre retour. Au même titre que les styles architecturaux, ces métiers du tertiaire font partie de l’image d’une ville. Plus mon expérience de consommateur sera de qualité, plus j’aurais tendance à revenir dans une boutique en particulier, voire même dans une ville dans laquelle j’ai pu par le passé entretenir des relations privilégiées avec ces métiers du service.
Or, j’ai la sensation que dans les sociétés capitalistes néolibérales, on a tendance à penser que, étant les derniers de la chaîne de consommation, ils sont moins importants. On peut même parfois constater que certains commerces les considèrent comme véritablement inutiles : ils sont substitués à des machines, comme les caisses automatiques. Si on les considère comme de moindre importance, on aura donc tendance à moins les rémunérer. Pourtant, je suis convaincu que si un vendeur maltraite un client, il détruira le travail du concepteur, du marketeur, du fabricant, du début à la fin de la chaîne de production et de lancement d’un produit. Si tout peut être gâché par cette seule interaction entre un vendeur et un acheteur, qui décidera si oui ou non il acquerra le produit, la place du vendeur ne serait-elle donc pas la plus importante ? D’après moi, il est nécessaire d’avoir à l’esprit que cette partie de l’histoire d’un produit, la vente, est totalement négligée, alors qu’elle peut tout faire basculer. À défaut d’inverser radicalement l’ordre hiérarchique, je crois qu’il est temps de reconnaître l’importance de ces métiers de service, et de cesser d’entretenir la précarité des vendeurs, leur sous-qualification, les bas salaires, etc.
2.
Kyle Chayka, Same old, same old. How the hipster aesthetic is taking over the world, The Guardian, 6 août 2016
3.
Serge Latouche, L'occidentalisation du monde, La Découverte, 2005
3.
La globalisation : l’origine d’un cancer esthétique
Aujourd’hui, quand je parcours les centres des villes du monde entier, je fais le même constat : tout se ressemble. Un style unique paraît avoir colonisé des espaces culturellement différents. Dans les cafés, de New York à Séoul, de Pékin à Berlin : même décor minimaliste, aux signes identifiables au premier coup d’œil. Terrazzo, laiton, marbre, charpentes métalliques décoratives, mobilier pseudo scandinave ou industriel, ampoules Edison. Autant de matériaux et de styles d’ameublement qui s’exportent mondialement et qui ne représentent plus aucune identité territoriale.
Un seul style globalisé, décliné à toutes les sauces, qui repose sur le sens historique et la nostalgie des ateliers industriels qui occupaient jadis les quartiers qu’il colonise désormais. À cela près que l’authenticité est ici fabriquée de toutes pièces. Avec la globalisation, ce style est devenu reproductible à l’infini, et donc peu cher à produire. Il n’est donc pas seulement répliqué dans les cafés des villes du monde entier, il envahit tous les types de commerces : bars, restaurants, bureaux partagés, boutiques de mode. Même les logements locatifs de courte durée : tous tendent à l’homogénéité totale. Conséquence de la mondialisation, l’uniformisation esthétique fait rage.
Ce phénomène ne vient pas de nulle part. On peut le comprendre comme une conséquence d’un des facteurs plus particulier de la globalisation : la mobilité des personnes, qui augmente de manière exponentielle. Jamais on n’avait pu se déplacer aussi rapidement, et dans autant de territoires, que ce soit pour des raisons professionnelles ou pour le tourisme. De plus en plus de voyageurs traversent les mêmes centres urbains que sont Paris, Londres, Séoul, Los Angeles… D’une part, ils emportent avec eux la spécificité esthétique de ces villes, pour les ramener où ils habitent. D’autre part, il me semble que cette uniformisation à une demande. Demande de voyageurs à la recherche de l’authentique local mais qui, paradoxalement, ont le désir d’avoir le sentiment d’être « chez soi » partout. Comme le souligne déjà en 2016 Kyle Chayka dans The Guardian2, ce style homogénéisé est destiné à fournir un environnement familier et réconfortant à cette élite aisée et mobile. Immense circulation mondiale de styles, à la base spécifiques à des territoires, qui se mélangent et envahissent les grandes villes mondiales. Grand amalgame incohérent de tendances reproduites à l’identique, n’importe où. À terme, ne risquerait-t-on pas de se retrouver dans un monde extrêmement fade, et de progressivement détruire le patrimoine historique des territoires ? Pourquoi continuer à voyager, si les grandes villes perdent toute spécificité esthétique ? Pourquoi continuer à consommer dans les commerces de proximité, si tous tendent à se ressembler ?
En plus de cela, je crois qu’il est important d’avoir à l’esprit que l’uniformisation esthétique n’est qu’un des visages d’un mouvement plus global d’uniformisation culturelle. Elle touche certes le design des objets, des aménagements d’intérieurs et l’architecture, mais aussi les autres sortes de productions esthétiques : le film, la musique, le vêtement, les œuvre d’art. Et plus largement encore, elle s’abat sur toute forme de production culturelle : la langue, la gastronomie, les modes de vie, les valeurs, les normes… Comme le décrit l’économiste français Serge Latouche3, l’uniformisation culturelle s’abat sur le monde à grande échelle. Elle résulte de la diffusion de modèles culturels dominant, et d’une forme d’impérialisme qui provient souvent des pays anglo-saxons, imposant leurs formes culturelles au reste du monde.
4.
Theodor Adorno et Max Horkheimer, Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, Allia, 2012
5.
Présentation de la Pantone Color of the Year, pantone.com, 2020
4.
Pinterest, Instagram, … les Mecque de la création
L’uniformisation esthétique n’est pas due à la seule circulation matérielle des styles. Elle résulte aussi de la circulation immatérielle de tendances esthétiques dominantes, via l’apparition des réseaux sociaux au début des années 2000, et leurs milliards d’utilisateurs. Disséminés dans le monde entier, les usagers de ces plateformes partagent massivement des images de références constitutives de ce style globalisé. Réseaux sociaux dont les algorithmes façonnent notre manière de consommer l’image. En hiérarchisant les publications pour montrer à l’utilisateur le contenu le plus susceptible de l’intéresser : les mêmes modes visuelles, les mêmes signes, les mêmes codes déjà aimés, partagés, sont par la suite rediffusés. Sans nous en rendre compte, les logiques internes des réseaux sociaux vont jusqu’à modeler notre goût, et nous nous matraquons nous-mêmes ce style mondialement uniforme.
C’est un constat qui n’est pas sans rappeler celui que font les philosophes créateurs de l’École de Francfort Theodor Adorno et Max Horkheimer. Sans forcer la référence, et en prenant la mesure des différences fondamentales entre la société de l’époque moderne et la nôtre, le rapprochement avec le diagnostic qu’il posent dans leur texte Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, paru en 1947, me saute aux yeux. Selon eux, le fonctionnement de l’industrie culturelle (le système composé des différents produits culturels que sont le cinéma, la radio, les magazines…) tendrait à la standardisation et à l’homogénéisation de toutes les œuvres et des produits culturels. « La civilisation actuelle confère à tout un air de ressemblance4 » nous disent-ils. L’industrie culturelle standardise, schématise, simplifie pour le consommateur, dispensé alors de penser. « Le style de l’industrie culturelle est en même temps la négation du style » : c’est exactement ce à quoi on assiste avec le cauchemar du style homogène de l’uniformisation esthétique et de sa simplification due à la globalisation. Aujourd’hui, on assiste à un véritable nivellement vers le bas de l’esthétique de nos villes. J’ai le sentiment qu’en plus d’une uniformisation, le style subit un ralentissement énorme.
Il n’y a qu’à étudier des photographies prises dans les centres villes entre les années 1960, 1970 et 1980 : que l’on compare les modes vestimentaires ou le design des voitures de ces années-là, et l’on voit tout de suite la différence. Aujourd’hui, entre une photographie de 2002 et une seconde de 2012, on peut constater que les écarts de styles sont beaucoup moins marqués, comme si la création avait énormément ralenti. On peut l’expliquer notamment en raison de la peur du risque. Aujourd’hui, cette obsession de réduire les risques, on peut la voir infuser tous les domaines de la société : l’éducation, la santé, le commerce… il n’y a qu’à regarder à quel point aujourd’hui on lutte contre les maladies ! Les prises de risques doivent être minimales, car la financiarisation de la création a conduit à l’invention de benchmark : de l’analyse des désirs de consommation, de la veille sur les produits des entreprises concurrentes, pour optimiser la conception d’un produit équivalent que l’on voudrait lancer sur le marché. On regarde ce que les concurrents font et surtout ce que les gens veulent et on répond à leur désir fabriqués, on ne fait plus de la création parce qu’il y a une forme de nécessité intérieure qui va trouver un écho chez le spectateur, on fait de la création-marchandise parce qu’on analyse, et qu’on croit répondre à une demande. Et les principaux pourvoyeurs de ces simili-idées, ce sont les réseaux sociaux : des benchmarks permanents… Depuis quelques années, Pantone a créé la « couleur pantone de l’année », qu’ils définissent comme telle sur leur site internet :
La Pantone Color of the Year influence la tendance en matière de développement de produits et influe sur les décisions d’achat dans de nombreux secteurs, tels que la mode, le design industriel et d’intérieur, mais aussi la conception graphique et le conditionnement des produits. Le processus de sélection de la Color of the Year nécessite une mûre réflexion et une analyse des tendances.5
Et c’est bien là ce qui est dramatique : l’année suivante, de nombreuses grandes entreprises qui mettent des produits de consommation sur le marché vont suivre cette couleur ! Finalement, c’est ce genre d’initiative qui donne l’impression que l’évolution du style des objets, des automobiles, des vêtements, des intérieurs et des bâtiments, qui est un processus en constante mutation et en rapport avec le territoire dans lequel il se développe, était en train de stagner et se retrouvait quasiment à l’arrêt. On pourrait appeler ça une routine esthétique : tout ce qui nous entoure se ressemble, est reproduit d’année en année et confère à toute forme une impression de déjà-vu. Selon moi, le fait de voir et revoir des dizaines et des dizaines de fois les mêmes formes produit une sorte d’ennui esthétique ambiant, et conduit à la lassitude des sensations visuelles et corporelles. On peut aussi voir ce manque de surprise comme étant à l’origine de l’annihilation du pouvoir d’agir et de la volonté individuelle des habitants : nous devenons tous des zombies, notre sensibilité s’est endormie. Parfois, j’ai la sensation que seule une révolution radicale serait susceptible de faire changer cet état de fait, qui serait à la fois politique, sociale, économique et donc, de manière bien plus liée qu’on ne le pense, esthétique également.
6.
Élodie Falco, Le Marais d’antan, d’insalubre à branché, Le Figaro, 2 mai 2019
7.
Jean-Laurent Cassely cité par Marine Miller dans Le hipster pâtissier est aujourd’hui plus valorisé que le cadre sup’ de la Défense, Le Monde, 17 juillet 2017
5.
Gentrification, pseudo proximité
et l’artisanat pour amateurs
À défaut de péricliter, le style globalisé, lui, a pour le moment de beaux jours devant lui. Il ne fabrique pas seulement une esthétique insipide et lassante : il est fondamentalement excluant. Il suffit de flâner dans les rues Marais, qui tire son nom des marécages sur lesquels il s’est construit, pour s’en apercevoir. Dans les années 1940, il était considéré comme « l’une des verrues de Paris6 » ! C’est seulement dans les années 1960, sous l’impulsion d’André Malraux, que d’importants travaux de réhabilitation y sont amorcés, accompagnés d’expulsions de nombreuses familles d’artisans et d’ouvriers, qui vivaient dans des immeubles insalubres destinés à être rasés. Exit les pauvres, les ouvriers, les immigrés , les basanés : on signe la première étape de la gentrification du quartier.
C’est justement sur cet héritage précis que se développe l’uniformisation esthétique aujourd’hui. La hausse exponentielle des loyers a défiguré l’ancien quartier populaire, son Marché des enfants rouges, le plus vieux de Paris, et ses commerces de proximité. Le Marais s’est transformé en une sorte de Las Vegas, quartier-vitrine branché où ne vivent plus qu’une infime tranche de la population et de riches touristes dans leur résidence secondaire ou des logements locatifs de courte durée. La vie de quartier s’est considérablement appauvrie, dans des rues où la seule activité qui demeure est le shopping dans des boutiques haut de gamme. Mais il ne faudrait surtout pas assumer l’uniformisation esthétique : les commerces tentent par tous les moyens de jouer sur les signes de la proximité et de l’authentique, en témoigne la manipulation à tort et à travers du terme maison. On va s’habiller chez Maison Kitsuné après avoir mangé chez Maison Plisson, puis on rentrera dormir à l’hôtel Maison Bréguet. On est loin de la fange du Marais, désormais temple de la consommation et du luxe. Sous le faux vernis de la production locale et transparente, il y a aussi l’art du storytelling ou le marketing à outrance : on peut revenir à des terroirs, des circuits courts, des modes de productions plus éthiques, on crée des mythes et des histoires autour du produit pour faire oublier que c’en est un. Le storytelling, c’est d’après moi un des visages de l’hypermarketisation de tout ce qui est possible, afin de nourrir les réseaux sociaux.
Il est d’ailleurs intéressant de poser la question : qui aujourd’hui ouvre ces nouveaux commerces ? Depuis quelques années, on peut constater l’explosion d’ouverture de brasseries, de cafés, de fromageries, de torréfacteurs, de boutiques de céramique ou de vélos vintage… Au premier abord, c’est comme si l’artisanat ne connaissait pas la crise. Si on creuse un peu, on s’aperçoit que beaucoup sont des jeunes fraîchement diplômés de grandes écoles de commerce ou de sciences politiques, en quête de « sens, » qui se reconvertissent de manière radicale vers des métiers et des diplômes qu’ils méprisaient auparavant : des CAP, des formations courtes et des métiers manuels ou artisanaux. C’est la peur pour ces jeunes de ce que l’anthropologue américain David Graeber a très bien théorisé sous l’expression de bullshit jobs : la peur des « emplois à la con ». Des emplois qui concernent surtout les travailleurs de bureaux, dont les journées sont organisées autour de tâches inutiles, superficielles et vides de sens, et qui créent de l’aliénation car ils sont sans réel intérêt pour la société.
C’est pour cette raison que l’on assiste à la métamorphose des cadres supérieurs en néo-artisans tendance amateurs . Il y a un renversement dans les nouvelles générations de ce qui est branché : « un Instagram de tartes plutôt que de travailler sur un Powerpoint dans un cabinet de conseil7. » Ces métiers manuels ou alimentaires, ancrés dans un territoire local, en interaction avec les clients, semblent davantage à même de pouvoir combler leurs aspirations. On assiste véritablement à la naissance d’un nouveau profil : le néo-artisan qui détient tous les outils du monde libéral, les méthodes et les codes des écoles de commerce. En prétendant perpétuer une tradition, ces entrepreneurs ne créent pas de simples fromageries telles qu’on les connaissait il y a à peine vingt ans de cela. Ils créent le Las Vegas de la fromagerie ! Tout a changé : sous couvert d’authenticité, il y a la fabrication d’images de marques, l’importance des réseaux, des marges exponentielles avec des prix qui explosent, et le plus grave : une relation client amoindrie ou limitée aux fort potentiel d’achat.
6.
L’appauvrissement de la création
Là où ça coince, c’est que ces entrepreneurs n’ont souvent aucune compétence créative, et que ce sont des anciens financiers ! Ils se contentent donc de suivre la mode, ce qui participe de l’unification de l’esthétique et des modes de production. On touche ici le problème du doigt : c’est que le pouvoir créatif a changé de main.
Les vrais créatifs, eux, ont malheureusement donné beaucoup d’idées à tout le monde avec l’apparition des réseaux sociaux et du partage massif des images qui l’accompagne. Et ces nouveaux entrepreneurs y ont eu accès : ils ont eu l’impression d’être capable de devenir eux-mêmes les créatifs, de s’inventer directeurs artistiques. Pendant longtemps, dans la période pré-réseaux sociaux, on a eu l’idée que la création était une sphère relativement préservée et séparée du reste de la société. Et là, les financiers se sont dit : « en fait, c’est facile, je vois ça tous les jours, je vois les sources, les références, le vocabulaire formel, donc je peux le faire moi-même ! » Ils se sont approprié des compétences sans même les avoir : c’est ça le cauchemar qui crée une véritable simplification esthétique, dans laquelle la source d’inspiration devient unique : Instagram, Facebook, Pinterest et les premières pages de Google Images. Les gens ne se rendent pas compte mais c’est ce phénomène d’accessibilité survenu d’un coup qui tend à rendre la création de mauvaise qualité, parce que justement créer ce n’est pas faire du simple collage de références et le transformer en bouillabaisse visuelle. En la rendant accessible à tout le monde, on a décomplexifié la direction artistique, et des jeunes entrepreneurs se sont autoproclamés designers pour créer des marques en suivant les dernières tendances visuelles.
Aujourd’hui, on peut voir que c’est le marketing qui décrète le design, à grands renforts de benchmarks esthétiques et de moodboards commandés à des agences de conseil en tendance. À mon sens, il faut impérativement recomplexifier le style de ce qu’on produit. Et pour cela, les porteurs de projets doivent de nouveau faire appel aux vrais créatifs et aux designers, pour leurs compétences, leurs savoir-faire et la spécificité de leur style propre. Toutes ces raisons ont conduit par exemple, depuis quelques années, au foisonnement de programmes immobiliers de reconstruction qui tendent à effacer du paysage les caractéristiques distinctives propres à chaque territoire. Les porteurs de projets de réaménagement semblent oublier l’héritage architectural du contexte dans lequel ils s’implantent, au profit d’une esthétique commune et globalisée. Et la mode a peu à peu remplacé la spécificité esthétique.
8.
Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Présentation de Ornement et crime de Adolf Loos, Rivages, Paris, 2015
7.
La grande incompréhension fonctionnaliste,
ou comment un livre a été mal interprété
Il me semble que l’appauvrissement généralisé de la création n’est pas simplement dû à l’émergence des réseaux sociaux et la manière dont ils ont normalisé et simplifié les esthétiques. Si tout tend à se ressembler, c’est aussi parce que les designers ont mal interprété des textes fondateurs de la discipline, notamment certains écrits d’architectes du mouvement moderne.
Lorsque l’architecte Adolf Loos publie Ornement et crime en 1908, il s’oppose vivement aux différentes modes ornementalistes caractéristiques des productions du Second Empire et de la IIIème République à Vienne. La Sécession viennoise et l’Art nouveau, les deux principaux courants d’arts appliqués de l’époque, sont alors marqués par un éclectisme historicisant qui va un peu dans tous les sens. Avant tout, Loos s’en prend à « l’instinct d’orner », dans lequel il voit la faillite de l’époque moderne à créer son propre vocabulaire formel. Même s’il est important d’avoir en tête le caractère raciste d’un tel texte, qui s’en prend violemment aux Papous comme exemple d’une civilisation dite « inférieure », il me semble que l’on peut, au-delà des polémiques et des paradoxes, en tirer quelques enseignements cruciaux sur les enjeux du design de l’époque. Pour vous donner une image, les intérieurs bourgeois du XIXème siècle en Europe étaient parés d’épaisses tentures qui peinaient à laisser passer la lumière naturelle, les fauteuils étaient rembourrés et capitonnés, et laissaient ainsi d’innombrables recoins aux microbes et à la poussière, d’innombrables bibelots de styles de différentes époques s’accumulaient et encombraient les salons.
Le combat contre l’ornement sera collectif, puisque partagé par d’autres figures de proue du mouvement moderne, tel que l’architecte autrichien Otto Wagner, qui énoncera sa devise au fronton de sa villa Hütteldorf : « La nécessité est seule maîtresse de l’art », ou encore, de l’autre côté de l’Atlantique, l’architecte américain Louis Sullivan qui, quelques années plus tôt, écrivait « que la vie est décelable par son expression, que la forme suit la fonction. Et telle est la loi. » En France, Le Corbusier, qui publiera d’ailleurs Ornement et crime en 1920 dans sa revue l’Esprit Nouveau, donne lui aussi ses propre mots pour désigner cette lutte dans son ouvrage de référence L’art décoratif d’aujourd’hui : « [Il faut] s’insurger contre l’arabesque, la tache, la rumeur bruyante des couleurs et des ornements. »
Il est fondamental de comprendre ces textes dans leurs époques : pour les pères de la modernité, la question de l’ornement ne se résume pas simplement à un problème esthétique mais porte un enjeu de civilisation. Les architectes d’alors voient dans l’ornement un stigmate moral et un parasite économique. Ils affirment qu’un immeuble ou qu’un objet doivent avoir une utilité, qu’ils ne peuvent pas être pure dépense décorative injustifiée, afin de privilégier le matériau, dont il s’agit de préserver la beauté intrinsèque, et la fonction. Cet idéal esthétique s’accompagne d’un idéal démocratique : si l’ornement était l’apanage des riches commanditaires, donc un facteur d’inégalité sociale, son abolition permettra d’envisager un monde plus juste. Il recouvre aussi un problème de santé publique : l’insalubrité des logements dans les métropoles occidentales en pleine expansion crée des maladies alors inédites. L’hygiénisme promeut une nouvelle compréhension de l’environnement humain, dont les formes doivent pouvoir répondre au bien-être moral et à la santé de tous.
Côté conception, on emprunte à l’industrie ses matériaux et ses modes de fabrication à la chaîne : il faut donc dépouiller au maximum l’objet pour réduire son nombre d’éléments constitutifs et donc le nombre d’étapes de production. « Le principe de beauté, à ses yeux, découle du principe d’économie, et le principe d’économie, du principe d’utilité8. » Rétrospectivement, si on regarde le style caractéristique des productions du mouvement moderne, on s’aperçoit que sa géométrie, ses surfaces lisses, ses lignes épurées et l’attention portée aux nouveaux matériaux (tels que le béton, le métal ou le verre) : tout en lui concourt à créer un nouveau paradigme esthétique. Et ce style inédit n’est en réalité pas exempt de décoration : il affirme à sa manière le régime décoratif, et, loin d’échapper à l’ornement, qui ne fait que muter et changer de forme, il renouvèle l’appréhension des objets et des bâtiments qui nous entourent. Si l’on analyse les réalisations d’intérieurs de Loos, on se rend vite compte que ses préceptes sont tombés entre de mauvaises mains et ont été largement réduits. Regardez son American Bar à Vienne, où il utilise laiton, bois, verre, onyx, des matériaux nobles et luxueux, tous composés ensemble afin de créer une atmosphère spécifique à la modernité : c’est tout sauf un white cube aseptisé dénué d’ornements ! C’est au contraire un intérieur très décoré, au sens noble du terme, capable de créer une ambiance propice à la détente et à la relaxation que demande un bar. Loin de rejeter l’ornement, Loos ne fait que le renouveler radicalement.
À mon sens, certains des textes fondateurs ont été mal compris, dont des citations ont été arrachées de ce contexte historique européen si particulier et sont devenues des doctrines pour certains architectes et designers, qui les ont utilisées pour justifier un fonctionnalisme extrême. Ce que ces créateurs voulaient dire, c’est plutôt : « Il faut mettre en valeur la matière pour ce qu’elle est, et si vous faites simple, les coûts seront plus faibles ! » Au lieu de cela, les gens ont compris qu’il fallait faire des immeubles et des objets dont l’aspect se résumait à leur utilité. Cette incompréhension fondamentale d’Ornement et crime a donné une sorte de blanc-seing au grand capital, et plutôt que de simplement abandonner l’ornement superflu, on en est venu a tout simplifier et à utiliser des matériaux cheap. Au fond, ce sont aussi en grande partie ces mauvaises interprétations qui ont fait que le monde d’aujourd’hui est devenu moche !
8.
Designer : un métier populaire mais non accessible au peuple
Réseaux sociaux, uniformisation des styles, hypermarketisation du design, interprétations biaisées… ce sont autant de facteurs qui ont, il me semble, conduit à l’appauvrissement et à la simplification de la création. En dernier lieu, une cause beaucoup plus directe me semble être une clé de compréhension à ces phénomènes : la formation et le métier de designer, qui ont radicalement changé.
Historiquement, il y a eu un affaiblissement important de la formation des designers. Avant, le design était un métier proche de celui de l’artisanat, avec des allers retours constants dans le travail de la forme, du dessin à la fabrication. Les chefs d’ateliers sont parmi les meilleurs artisans français, ils sont chargés de ne former qu’une dizaine d’élèves, et le temps de formation reste relativement court. Aussi, comme il subsistait une hiérarchisation importante entre les beaux-arts et les arts appliqués, les apprentis qui souhaitaient devenir artisans étaient des gens du peuple, souvent issus de classes ouvrières. Le bouleversement a aussi été quantitatif : lorsque l’école Boulle est créée en 1886 par exemple, c’est le seul endroit de formation professionnel dans les métiers d’art, l’ameublement et les arts appliqués en France. Aujourd’hui, il y a eu une explosion de l’offre et de la demande dans la formation en art et en design : rien que dans l’enseignement public, on recense 44 écoles supérieures d’art et de design pour plus de 12 000 étudiants (chiffres que l’on peut aisément doubler si l’on prend en compte de l’enseignement privé). La plupart de ces écoles ne peuvent évidemment pas se doter d’ateliers et d’outils incroyables, le recrutement des enseignants s’est institutionnalisé et s’est éloigné du caractère artisanal du métier… Aujourd’hui, l’informatique qui a pris une place énorme dans la formation du métier, la conception numérique, et l’inspiration visuelle sur les réseaux sociaux, ce qu’on appelle la « tendance ». C’est pour ces raisons que l’on assiste à une simplification maximale, à la racine même de ces métiers de création : dans les écoles.
Petit à petit, on peut aussi se rendre compte que designer est devenu un métier de bourgeois. Les écoles privées coûtent entre 5 000 et 10 000 euros l’année, sur le site de l’une des meilleures d’entre elles, Strate College, ils font carrément de la pub pour leurs banques partenaires, afin de proposer des prêts à taux préférentiels pour permettre aux étudiant de financer leurs études. Créer une école d’art, c’est devenu un véritable business, et ça peut rapporter gros ! Par ailleurs, les études sont devenues longues : de ce fait, même dans les écoles publiques, dont les plus sélectives se situent à Paris, le simple fait de devoir se loger pendant cinq ans dans la capitale fait immédiatement le tri, et ce ne sont que les jeunes des classes sociales favorisées qui peuvent se permettre d’y postuler. En France, il y a un manque de diversité catastrophique dans l’accès aux études d’art et de design. Cela explique pourquoi aujourd’hui le métier de designer est devenu excluant : la financiarisation de la pédagogie et de la formation attire des futurs créatifs qui sont de base déconnectés des besoins réels de la population moyenne. Il y a aussi, avec l’avènement des réseaux sociaux, le narcissisme ambiant de notre époque et la starification du métier, la volonté de devenir un designer « auteur » reconnu et coté. Les prix de ce type d’objets s’enflamment, et s’assimilent davantage à ceux, mirobolants, d’une œuvre d’art contemporain, qu’au juste prix d’une table de qualité accessible et démocratique.
Ces dernières années, la formation des designers a beaucoup changé, mais sur une échelle de temps plus étalée, ce sont également les techniques de mise en forme et les processus de fabrication qui ont été bouleversés par l’industrialisation. Jusqu’à la révolution industrielle, souvent l’artisan était en même temps celui qui dessinait l’objet que celui qui le réalisait. C’était quelqu’un de qualifié, qui avait à la fois des savoir-faire manuels et une intelligence de mise en forme, il n’y avait pas la distance énorme entre le travail de conception et celui de fabrication qu’il y a de nos jours. Aujourd’hui, dans la généalogie d’un objet, d’un aménagement ou d’un bâtiment, il y a des designers qui modélisent, et tout au bout des ouvriers qui viennent réaliser ce modèle. À l’heure de la conception numérique, le simple fait de dessiner un objet est souvent très limité aux outils de modélisation 3D proposés par des logiciels comme Rhinoceros, SolidWorks ou AutoCAD, très utilisés dans le design industriel, l’aménagement d’intérieur et l’architecture. Sur ces plateformes, on utilise des courbes de Bézier pour dessiner, et ce n’est pas anodin de savoir qu’elles ont été inventées par un ingénieur, dans le but de normaliser et de rationaliser le dessin. Rien que pour cette raison, on contraint et on réduit énormément toutes les possibilités de création de forme. Ce que ça produit, in fine, c’est une forme de standardisation esthétique. Le seul mouvement manuel nécessaire à la conception se retrouve circonscrit dans l’espace restreint du tapis de souris : il se réduit à un clic, rapide et efficace pour correspondre aux logiques de production de masse. Et le seul mouvement nécessaire à la fabrication est souvent répété inlassablement, dans une vaste chaîne de montage.
Ces changements dans la manière dont on forme les designers et dont on donne forme à un objet ont également conduit à appauvrir la création. Elles ont mené le designer à être en rupture avec la société de son époque et sourd à ses véritables besoins. Elles l’ont conduit, tout comme l’artisan, à ne plus avoir une vue d’ensemble sur l’avancée d’un projet, mais à ne se sentir que comme des maillons d’une longue chaîne de production. En fait, on a progressivement dépossédé les gens des fruits de leur travail, cela paraît donc normal qu’ils ne peuvent plus être fiers et satisfaits d’avoir produit un objet d’un bout à l’autre : il se sentent interchangeables.
9.
L’influence du Japon
Bien sûr, c’est évident que le style des aménagements d’intérieur ou des objets d’une culture ne peut pas exister en vase clos, et qu’il se construit par l’importation d’éléments exogènes à lui-même. Surtout à l’heure de la globalisation et de ses échanges, c’est absolument normal et même bénéfique que les différentes cultures esthétiques coexistent en étant perméables, et que des rencontres et des interactions se produisent entre elles. Que ce soit en architecture ou en design, à quelques dizaines d’années d’intervalle, on peut penser à Frank Lloyd Wright ou à Charlotte Perriand et leur relation particulière au Japon.
Dès l’ouverture de son cabinet à Chicago en 1893, on peut constater que Frank Lloyd Wright développe une pensée de l’architecture organique très proche de la philosophie des résidences traditionnelles et de l’art des jardins japonais. C’était aussi un grand collectionneur d’estampes et de gravures japonaises. On peut voir cette influence partout dans son œuvre, notamment dans la conception ses Prairies Houses, tant au niveau de l’articulation de l’architecture à la nature, du respect des matériaux naturels ou de la relative simplicité des constructions. Par la suite, au début des années 1910, il s’est beaucoup investi dans le projet de construction du nouvel Hôtel Impérial de Tokyo, pour lequel il était secondé de plusieurs apprentis japonais, qui sont devenus eux-mêmes des architectes renommés et qui ont pu transmettre la pensée de Lloyd Wright dans leurs propres cabinets d’architecture au Japon. En design, en 1940, Charlotte Perriand est même devenue conseillère dessinatrice en art décoratif auprès du Ministère du Commerce japonais ! Dans ce cas, c’est alors carrément l’état qui s’appuyait sur ses préconisations pour orienter la production industrielle du pays. Mais Perriand, comme Wright, n’arrivaient pas au Japon avec l’idée d’une supériorité du style occidental. Tous deux étaient avant tout des grands admirateurs de la culture japonaise et ils avaient l’humilité de vouloir apprendre de la philosophie, de l’esthétique et des savoir-faire japonais. Leurs années passées au japon étaient faites de rencontres d’artisans, de visite d’ateliers et d’usines, d’observation des modes de vie… Ils se sont littéralement imprégnés de la culture et s’en sont inspiré pour concevoir des objets, du mobilier et des bâtiments, chez Perriand on peut voir cette rencontre incroyable de l’esthétique moderne occidentale et l’esthétique traditionnelle japonaise, avec ses matériaux et ses techniques, notamment l’utilisation du bambou, des tissages, de la laque, même dans le traitement de l’espace, avec les qualités de répartition entre ombre et lumière des maisons traditionnelles japonaises.
Les exemples sont innombrables. Dans une autre mesure, avec un partage culturel moins approfondi mais plutôt de l’ordre de l’emprunt assumé, on peut penser à la China Chair du designer danois Hans Wegner, éditée par Fritz Hansen. Wegner a conçu cette chaise en s’inspirant très largement d’un style de fauteuil chinois traditionnel dit « en fer à cheval », qu’il allait contempler au Danish Museum of Industrial Art. Si l’on compare les deux productions, on s’aperçoit qu’il s’agit vraiment d’un redesign plutôt que d’une réinterprétation radicale, et pourtant c’est bien cette chaise « chinoise » qui est devenue une icône du design scandinave moderniste ! On peut expliquer cette reconnaissance car ce fauteuil est une forme de synthèse qui associe le meilleur du savoir-faire danois en ébénisterie de l’époque et la mise en forme traditionnelle des fauteuils chinois.
Mais selon moi, l’idée de réciprocité dans la circulation des idées et des formes est radicalement différente du pillage unilatéral. C’est là qu’on peut faire la différence entre métissage culturel ou appropriation culturelle…
10.
Le syndrome du tempura, du ceviche et du caffè latte
Quand il ne s’agit plus d’un partage culturel d’égal à égal mais d’une utilisation d’éléments culturels par des puissances dominantes, qui vise directement au profit, on est plutôt du côté de l’appropriation culturelle. On peut voir des dizaines de cas d’uniformisation culturelle fleurir dans les grandes chaînes de restauration, qui misent de plus en plus sur des appellations exotiques pour séduire le consommateur. C’est là qu’on voit que la langue, elle aussi, a aujourd’hui une forme de valeur marchande qui est prise en compte dans les stratégies commerciales et le lancement de nouveaux produits. C’est pour cela qu’aujourd’hui, dans les quatre coins du monde, on va appeler tout ce qui ressemble de près ou de loin à un beignet frit tempura, n’importe quel plat à base de poisson cru ceviche, et à faire de tous les cafés avec du lait des latte. Sous prétexte d’originalité, on attribue ces noms à des plats à mille lieues des spécialités originales qu’ils désignent à la base, des noms qui deviennent totalement insensés et absurdes tirés hors de leur contexte culturel. Ces appropriations se font au même titre que le style d’aménagement d’intérieur globalisé, qui emprunte des éléments à différentes cultures, mais en les redigérant « à l’occidentale », du minimalisme japonais au mobilier scandinave. Ces multiples allers et retours finissent par créer un magma global informe, qui devient la norme esthétique quand il revient là même où il a été créé à l’origine : c’est le serpent qui se mord la queue.
En fait, la globalisation tend à effacer toutes les caractéristiques distinctives propres à chaque culture pour les rendre plus « consommables », il y a une vraie perte du patrimoine culturel spécifique à chaque territoire.
9.
Olivier Razemon, Comment la France a tué ses villes, Rue de l’échiquier, 2017
11.
Le déclin des centres villes
Si l’on veut ouvrir un commerce de manière juste, il faut d’une part analyser l’uniformisation des styles due à ce phénomène que j’ai appelé la globalisation esthétique, mais il faut d’autre part comprendre pourquoi, sociologiquement, historiquement, politiquement, les boutiques ont été délaissées par les consommateurs.
« Bail à céder », « Liquidation : tout doit disparaître ! » : quand ce ne sont pas ces annonces qui parent les vitrines désespérément vides, ce sont des stores métalliques baissés qui habitent des villes qui semblent désormais fantômes. Dans les petites et les moyennes villes, les boutiques abandonnées gagnent chaque année plus de terrain : dans plus d’une ville sur trois, le taux de vacance (c’est-à-dire la proportion entre les commerces à céder et les commerces actifs), dépasse les 15%.Comme l’analyse Olivier Razemon9, la désertification commerciale est à lire comme le symptôme d’un phénomène plus large qui touche les centre des villes de moins de 100 000 habitants : la diminution de la population, donc des logements vides eux aussi, un taux de chômage qui augmente, la baisse du niveau vie, ainsi que la paupérisation de la population qui y habite. Si les centres villes sont désertés par les boutiques, c’est parce qu’on y paye des loyers commerciaux plus chers qu’auparavant, parce que les gens ont plus de difficultés à accéder au centre ville avec leurs voitures, aussi parce que le commerce en ligne tend à concurrencer les boutiques ayant pignon sur rue.
C’est un phénomène qui résulte de choix politiques, idéologiques et urbanistiques de la France des années 1950/1960, au croisement de plusieurs problématiques : l’accès à la propriété, le développement du tout automobile, la naissance de la grande distribution, l’exode rural… À l’époque, la ville doit s’étaler le plus possible pour endiguer la promiscuité des centres villes, pour qu’on ne soit plus les uns sur les autres. La façon la plus facile d’augmenter la croissance économique et de créer de l’emploi c’était donc de promouvoir la création de zones industrielles et commerciales en périphérie des grandes villes. Entre un supermarché qui crée 300 emplois et qui paye des taxes d’apprentissages et un petit boucher qui va faire son commerce de proximité, le choix est vite fait pour les politiques qui décident de l’attribution des projets de construction. On donne alors des terrains le plus vite possible au promoteur qui désire développer le supermarché. C’est véritablement ce type de vues politiques à court terme qui fait qu’on a détruit l’entrée des villes. Ce qu’on ne voit pas en Angleterre, ou en Italie : certaines parties de l’Europe sont encore protégées et on constate que c’est un choix proprement français.
Dans les années 1960, on a donné la priorité aux commerces et à la consommation, à la vente de produits de moyenne gamme, accessibles à tous. C’est à ce moment que naissent les empires de la grande distribution comme Leclerc ou Auchan, qui s’implantent aussi là où il y a plus de place, et plus proches des classes moyennes et supérieures qui ont préféré s’installer dans les banlieues pavillonnaires. Les centres villes ne sont depuis plus du tout adaptés pour accueillir ce parc automobile : à ce moment, la consommation se déplace du commerce de proximité de centre-ville au supermarché de périphérie. La concurrence est elle aussi déloyale, et pour le consommateur moyen de l’époque c’est un rêve : on ne va plus du poissonnier au boucher en passant par le primeur, tout est présent dans un même espace, c’est la possibilité d’un gain de temps non négligeable. Les prix sont beaucoup plus bas également, le nombre de références est énorme. Dans le même temps, on peut s’apercevoir que c’est toute l’organisation du territoire qui change de paradigme : il y a notamment la vente de tous les terrains alentours, qui appartenaient d’abord aux paysans. Cela va avec toute une vague d’accession à la propriété des classes moyennes, qui acquièrent des maisons conçues sur un même modèle, donc moins chères, dans les zones pavillonnaires qui entourent les villes. Avec cela, inévitablement, la place énorme que prend la voiture individuelle. C’est vraiment l’image des films de Tati ou tout devient normalisé et automatisé jusqu’à l’absurde. Finalement, c’est l’intérêt des habitants pour les centres villes qui s’est historiquement écroulé, excepté pour les très grosses villes comme Paris ou Lyon, où les classes aisées et cultivées persistent et pour lesquelles la voiture n’est pas forcément une obsession.
Aujourd’hui selon moi il y a un vrai lien entre le déclin des centres villes et les orientations politiques des individus. Dans les villes plus petites, où les classes moyennes et supérieures se sont massivement installées en périphérie, elles ont été remplacées par des populations plus pauvres, souvent issues de l’immigration, et les premières boutiques que l’on voit quand on vient dans le centre, ce sont des boucheries hallal, des kebabs. Et là, alors que la population immigrée est minoritaire, elle devient visuellement majoritaire. On passe de temps en temps dans le centre-ville parce que souvent les institutions publiques comme les bureaux de postes, les mairies ou les institutions privées comme les banques y restent : on a donc une impression que la population, majoritairement immigrée, est au chômage, qu’ils ne font rien et qu’il restent assis sur des bancs toute la journée à discuter. Ce n’est qu’une impression, mais elle est dramatique, car elle amène les gens à croire qu’ils sont « remplacés », d’où cette théorie du grand remplacement.
C’est un cercle vicieux : parce qu’il y a délaissement des centres villes par les classes moyennes pour les périphéries, les commerces de proximité disparaissent, parce qu’il y a exiguïté des logements, les populations les plus pauvres obligées de rester sont obligées de vivre la moitié du temps dehors, parce qu’il y a cette impression visuelle de personnes issues de l’immigration qui « trainent » dans les rues des centres villes, les gens deviennent xénophobes et pensent qu’ils sont « envahis ». Si on laisse les processus actuels arriver, les centres villes vont être vides et les gens vont devenir fachos ! C’est ce qui se passe dans beaucoup de villes du sud de l’est et du nord : ce n’est pas anodin selon moi qu’à Béziers, où près d’un quart des magasins sont inoccupés, le FN fasse de si gros scores et que Robert Ménard soit élu aux dernières municipales avec près de 70% des suffrages, c’est terriblement inquiétant !
10.
Derek Thompson, What in the World Is Causing the Retail Meltdown of 2017?, The Atlantic, 10 avril 2017
12.
Éviter le Retail apocalypse
Aux États-Unis, on a appelé ça le Retail Apocalypse10 (Apocalypse de la vente au détail). L’expression s’est généralisée dans la presse outre-Atlantique en 2017, à la suite de nombreuses faillites et de fermetures de magasins de vente au détail. On compte notamment le géant du jouet Toys “R” Us qui dépose le bilan avec une dette de l’ordre de 5 milliards de dollars fin 2017, et liquide tous ses magasins américains en 2018, en licenciant ses 33 000 salariés. L’Apocalypse désigne la manière dont les consommateurs délaissent les points de vente physiques : la distribution en boutiques ayant pignon sur rue périclite peu à peu, au profit de géants digitaux du détail comme Amazon. Outre les raisons précédemment exposées, c’est également dû en grande partie au changement des habitudes de consommation de toute une nouvelle génération, qui se tourne vers les achats en ligne via les téléphones mobiles. De nombreux réseaux sociaux comme Instagram se sont convertis en quelques années en plateformes de vente dématérialisée. Les premiers secteurs touchés ont évidemment été l’industrie du vêtement, de l’objet, du livre, du film, de la musique : en fait toute l’industrie culturelle. Mais le phénomène n’est pas seulement dû à la montée en puissance du e-commerce.
Je fais un lien direct entre Retail Apocalypse, uniformisation esthétique et culture de la productivité. En périphérie des villes, les supermarchés proposent tous les mêmes références à tous leurs consommateurs, et en centre-ville, ce sont surtout les commerces de bouche, avec leurs offres spécifiques, qui ont été remplacés par des boutiques de mode et par des chaînes qui réussissent à se structurer et à franchiser. Comme les supermarchés, elles aussi se ressemblent toutes, et proposent les mêmes produits d’une ville à l’autre. Pour le peu de boutiques physiques qui restent, c’est parce que la qualité de l’architecture d’intérieure a été négligée, au profit d’un style homogène qui ne correspond plus à aucune spécificité esthétique, que les consommateurs ont été amenés à ne plus s’y rendre. C’est également car il y a un problème de sélection dans les produits mis en vente, tout autant que dans la qualité du service et des échangent, qui nécessitent du temps.
11.
Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010
12.
André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole II, La Mémoire et les rythmes, Albin Michel, Paris, 1964
13.
De l’échange de temps
On a une véritable culture de la productivité et du profit dans les boutiques : au même titre qu’il faut concevoir et fabriquer plus vite, il faut vendre plus vite. Tout cela a mené à une expérience client pauvre et facilement substituable aux informations sur internet. Le dernier aspect attractif des boutiques était la possibilité de consommer « en direct », en entrant dans un magasin et en en ressortant avec son produit. Finalement, cette immédiateté a été liquidée par Amazon prime et sa promesse de livraison en seulement deux heures. Sur ce point, il est très complexe de rivaliser car on souffre aujourd’hui d’une addiction à la rapidité dans nos sociétés capitalistes.
C’est un phénomène qu’a très bien décrit le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa11. Aujourd’hui, les consommateurs sont pressés et avides de grandes vitesses. On veut tout, tout de suite, avant tout le monde. Et il me semble que ce régime de constante accélération va à l’encontre de la qualité de l’expérience que doit à mon sens susciter l’acte d’achat dans une boutique. Cela touche aussi l’immobilier : les propriétaires partagent cette sorte de vision d’immédiateté catastrophiste, donc font des loyers extrêmement hauts, parce qu’aujourd’hui une ville comme Paris attire le monde entier. Bien sûr la situation est différente dans les petites villes qui ne peuvent pas jouer ce jeu-là, car le monde entier ne veut pas aller à Limoges ou à Toulouse, quoique ! Ces loyers hors de prix participent de la gentrification d’une part, mais aussi de l’impossibilité pour les locataires, qu’ils soient particuliers ou gérants d’une boutique, de se projeter dans des intentions à long terme. Les baux passent ainsi d’un locataire à l’autre, et à défaut de concevoir des boutiques pérennes, on les abandonne au profit de l’immédiateté : on crée des marques éclair dont la durée de vie sera seulement de quelques mois et on ouvre ce que l’on a appelé des pop-up stores… Les pop-up stores, ce sont ces boutiques éphémères qui sont nées dans les années 1990 dans les grandes villes comme Londres, Paris, Los Angeles, Tokyo, et qui se sont imposées comme un nouveau format de retail. Le pop-up store repose sur un bail de courte durée, un an maximum, le plus souvent une semaine ou un mois, payé dans son intégralité avant l’entrée dans les lieux. Il a pour but d’écouler toute la marchandise, que ce soit dans le secteur de la mode, de la nourriture, des technologies, l’idée est de faire un grand « coup » marketing, en mettant en valeur l’aspect limité des produits, donc leur attractivité et la nécessité de les acquérir vite, sur un coup de tête. C’est un format qui permet également de tester des nouveaux produits sans prendre un trop gros risque en commercialisant d’emblée une nouvelle gamme de produits dans des millions d’exemplaires.
Dans les faits, c’est la trame de la vie quotidienne toute entière qui a été colonisée par le paradigme de l’urgence qui dirige l’économie. Le fantasme d’une production qui ne s’arrêterait jamais répond au fantasme d’un modèle d’individu moderne qui pourrait produire, consommer, travailler lui aussi à temps plein. C’est déjà un fait : avec internet, on peut faire des achats 24 heures sur 24, on consulte nos mails dans notre lit, on téléphone aux toilettes et on lit en mangeant. Seulement, cette quête de la vitesse est à l’opposé du rythme physiologique humain, lié à l’allure et au cadencement de la marche par exemple. C’est ce que soulevait déjà l’anthropologue Leroi-Gourhan12, au sujet du décalage entre la vitesse d’évolution des objets techniques et la lenteur propre au corps humain, resté le même qu’à l’ère préhistorique. Et c’est la collusion entre ces deux rythmes contradictoires qui crée cette sorte de pathologie de la modernité, constitué par un sentiment d’urgence constante.
Aussi, il me semble qu’il est important de ne pas oublier que ce métier consiste avant tout à vendre du temps. J’ai toujours considéré que le commerce c’était des échanges de temps : si j’achète ce vélo, qui est relativement cher, je vais avoir l’impression qu’on a mis beaucoup de temps à le concevoir, à le fabriquer et à me le vendre. En achetant, ce que je donne dans l’échange c’est un certain nombre d’heures de ma vie, étant donné que je suis moi-même payé à l’heure. Donc si je paye ce vélo mille euros et que je suis payé cinquante euros de l’heure, j’estimerais que ce vélo vaut 20 heures de mon temps de travail. En d’autres mots, l’argent que je gagne, c’est du temps que je donne à fabriquer. Cela a un nom au Japon, Honmono, le véritable produit. C’est un terme qui est très proche de la notion d’artisanat, de spécificité du patrimoine culturel et historique. Il implique que la personne qui participe à son élaboration y soit très fortement impliquée, et qu’elle est douée d’un savoir-faire technique transmis et perfectionné de génération en génération. Le Honmono suggère un niveau de qualification, de connaissance et de compétence qui garantit la qualité du produit final fabriqué, ce qu’on pourrait nommer un objet authentique. Pour donner un des exemples les plus communs, on peut constater la passion du bel objet chez les adeptes de couteau japonais, dont les règles strictes de fabrication ont été développées par le travail passionné de maîtres artisans qui se sont succédés durant des siècles de forge.
C’est tout ce que Marx apporte de révolutionnaire à la philosophie économique quand il invente le concept de fétichisme de la marchandise, pour désigner cette manière qu’a le système capitaliste de dissimuler derrière l’apparence triviale de la marchandise le temps de travail des producteurs, en réifiant l’essence fondamentale des rapports sociaux entre les individus. Ce qui est beau avec le luxe c’est cette ambiguïté : on le vend très cher, on vend une impression de temps d’élaboration très lent, on fait la promotion d’un certain artisanat en façonnant l’image d’ouvrières laborieuses qui piquent inlassablement le même morceau de tissu pour achever une broderie… Alors que parfois la fabrication n’exige pas du tout autant de temps qu’elle en aurait l’air. Certaines marques de luxe sont allées jusqu’à développer des machines à coudre qui font des faux piqué mains : ici on se rend bien compte que c’est avant tout une image que l’on achète lorsqu’on consomme du luxe, et que les grandes maisons misent sur le fait de perpétuer cette image du luxe à la française intrinsèquement lié aux savoirs faires artisanaux. Mais finalement ne pourrait-on pas élargir cette question du temps à tous les domaines ? L’amitié et l’amour aussi sont une histoire de temps : de temps que l’on a envie de passer avec une personne, le temps où l’on pense à celle-ci… La vie aussi, c’est une histoire de temps : on est là pour un temps donné.
13.
Guillaume Ledit, Nous sommes malades de notre rapport au temps, entretien avec Jérôme Baschet, Usbek et Rica, 2018
14.
Obésité visuelle ou NO FUTURE
Notre rapport à la temporalité est aujourd’hui extrêmement complexe, paradoxalement il me semble que c’est un impensé lorsqu’il s’agit de réfléchir aux problèmes économiques et sociaux contemporains. Culture de la productivité, addiction à la rapidité, échange de temps, il y a un dernier rapport au temps qu’il me semble important d’aborder, celui de présent éternel.
Nous sommes constamment martelés d’images et d’informations, que nous ne pouvons pas digérer. Dès que l’on reçoit un signe, on est déjà dans le prochain : qu’il s’agisse des photos sur Instagram ou des sites d’informations en continu. C’en est devenu tellement pathologique qu’on a par exemple créé un néologisme pour désigner le faire de faire défiler les fils d’actualité à l’infini sur les réseaux : le doomscrolling. Avec la crise sanitaire, la paranoïa ambiante, le confinement chez soi, les violences policières… C’est un symptôme qui s’est largement développé : on recherche frénétiquement de l’information, de l’image, on cherche à combler un vide, les yeux rivés à l’écran, en faisant défiler les données, parfois pendant des heures. Cette consommation excessive construit un cercle vicieux : plus on scrolle, moins on réussit à assimiler, à digérer, plus le sentiment d’impuissance et l’anxiété s’auto-alimentent et nourrissent l’addiction… Nous sommes devenus des obèses visuels ! Alors c’est comme si nous étions victimes d’un trop plein de présent. Un présent permanent, qui ne permet pas de réfléchir sereinement le futur ou de digérer rétrospectivement le passé. Et cela a un impact sur ce qu’on voit et ce que l’on désire faire : on ne regarde que petit, que demain, sans anticiper ne serait-ce que l’année prochaine.
Dans le domaine de la philosophie du temps, l’attitude qui consiste à considérer que seul le moment présent existe, et non le passé et le futur, a aussi un nom: c’est le présentisme. Aujourd’hui, nous sommes véritablement malades de notre rapport au temps. C’est notamment la théorie d’un historien médiéviste, Jérome Baschet, qui a publié en 2018 son ouvrage Défaire la tyrannie du présent :
Le présent perpétuel, ou présentisme, est une forme d'enfermement dans un présent hypertrophié qui, d'un côté, affaiblit le rapport historique au passé en réduisant ce dernier à quelques images mémorielles éparses et, de l'autre, interdit toute perspective de futur qui ne soit pas le prolongement du présent. […] Éternisé, le présent apparaît dès lors comme le seul monde possible. C'est un rapport au temps historique […] qui est propre à la forme néolibérale du capitalisme, qui s'impose à partir du milieu des années 1970 et, plus encore, dans la décennie suivante.13
On peut se l’expliquer notamment par notre rapport au futur, qui depuis les années 1970/1980, les débuts du néolibéralisme, a totalement changé ! Le futur, depuis les Lumières, était synonyme de progrès, et la société accordait globalement beaucoup plus de confiance et d’optimisme en l’avenir. Aujourd’hui, nous nous sentons impuissants devant les crises politiques, écologiques, économiques, sociales et sanitaires à répétition. Toute une génération d’individus a perdu cette foi en l’avenir, et le futur est davantage synonyme de menace que d’espoir. Mais nous devons croire qu’il est possible de changer ce rapport au temps, d’ouvrir des possibilités de se projeter dans le futur, non pas avec la certitude du progrès propre au capitalisme mais peut-être dans des systèmes plus alternatifs.
C’est un constat très général que l’on peut faire ici, mais qui s’applique notamment à la conception des boutiques. Aujourd’hui, on exploite le régime de l’éphémère pour suivre les tendances, une boutique peut s’ouvrir seulement pour quelques mois et disparaître aussitôt, et c’est cette impossibilité de se projeter dans des vues à plus long terme qui rend les gens malades et fatalistes. Il faut pouvoir briser ce système du présent perpétuel. Dans la conception d’un commerce, ça peut passer par des engagements très simples, mais qui vont à l’encontre des logiques de précipitation commerciale du système néolibéral. On peut par exemple décider de produire de manière plus juste, faire primer la qualité au profit. Cela nécessite des logiques plus lentes et donc parfois plus chères. En tant que consommateur, on peut décider d’acheter moins, mais mieux, investir un peu au moment de l’achat d’un produit plus qualitatif, dans l’intention de la garder plus longtemps. De prendre le temps de choisir son peigne, le peigne qui nous accompagnera pendant des années, plutôt que d’en prendre un en plastique dans une grande surface, et de le casser ou de le jeter quelques mois plus tard parce que c’est un objet qui ne vaut rien à nos yeux, ni symboliquement, ni affectivement, ni qualitativement…
Je suis persuadé que la question fondamentale est ici : quelle est la vie d’un produit aujourd’hui ? Aujourd’hui, pourquoi pour le prix d’un hamburger que l’on va engloutir en quelques minutes, on peut s’acheter un pantalon que l’on serait censés pouvoir conserver toute une vie ? C’est bien ça qui n’est ni normal ni sain : et c’est justement un problème sur l’usage que l’on fait des différents temps, de production, de réflexion, de choix, de consommation…
14.
Georg Simmel, Philosophie de la mode, Allia, 2013
15.
Cité par Soazig Le Nevé dans À Paris, des classes moyennes en voie de disparition, Le Monde, 11 juin 2019
15.
La racisme esthético-social
Le style globalisé : il y a ceux qui peuvent se le permettre et ceux qui ne peuvent pas. En 1905, le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel avait déjà analysé les processus de clivages propres à la mode, dans un court essai intitulé Philosophie de la mode. En tant qu’imitation, elle se constitue comme acte d’appartenance à la société, tandis qu’en tant que différenciation, elle modèle un acte de distinction sociale. La mode doit selon Simmel être pensée main dans la main avec la hiérarchie sociale, elle forme « un produit de la division en classes14 ». Le style globalisé fonctionne comme une mode en tant que forme sociale : en rassemblant les individus d’un même groupe, elle exclue ceux des groupes inférieurs. Dans le Marais, il est fréquent de payer son café cinq euros, dans des lieux au style « minimaliste » – pour ne pas dire cheap – là où on le payait encore un euro dans les années 2000. Mais ce que les gens veulent c’est juste du bon café, moins cher ! Ce que l’uniformisation esthétique fabrique, c’est donc avant tout une fracture économique, et de ce fait la mort de la diversité culturelle.
Cette fracture économique s’accompagne d’une fracture sociale, qui réside dans l’expulsion de toute une partie de la population des quartiers concernés par la gentrification liée en partie à cette uniformisation esthétique. À Paris, avec un coût à l’achat de plus de 10 000 euros du mètre carré en moyenne, les classes populaires ainsi qu’une grande partie de la classe moyenne n’ont plus droit de cité. Même les quartiers le plus populaires comme celui de la Goutte d’Or dans le 18ème arrondissement sont pris d’assaut par les ménages les plus riches, qui refusaient catégoriquement d’y mettre les pieds il y de cela encore quelques années. Et avec cette nouvelle population, de nouveaux entrepreneurs aux initiatives locales et néo artisanale, trimballant leur esthétique globalisée avec eux. Les mêmes qu’on a vu débarquer il y a dix ans dans le Marais. « Paris est en train de devenir un repaire pour super-riches » corrobore Emmanuel Trouillard, géographe chargé d’études sur le logement à l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme15.
Les classes les plus populaires sont condamnées à vivre en banlieue, dans des villes qui comptent des taux de logement HLM énormes. On peut prendre un exemple très simple, celui de la Cité des 4000 à la Courneuve en Seine-Saint-Denis, qui est emblématique des grands ensembles édifiés en région parisienne dans les années 1960. Quatre énormes barres, qui accueillent à l’époque des milliers d'habitants qui ne peuvent être accueillis par Paris, notamment beaucoup de rapatriés d’Algérie. Très vite, ce ghetto de pauvres concentre les difficultés sociales, financières, le chômage de masse, donc la recrudescence de la délinquance souvent liée au trafic de drogue. Mais il me semble important de comprendre les violences des cités également à l’aune de critères esthétiques.
Tout est lié : la laideur, l’exclusion et la violence. D’ailleurs, Godard l’a très bien montré dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, à travers le portrait d’une jeune mère de famille, habitante de la cité que Nicolas Sarkozy voulait nettoyer au Kärcher, qui s’adonne à la prostitution. La Cité des 4000, c’est avant tout des longues murailles de béton gris-bleu de plus de quinze étages, une sorte de prison qu’il filme en panoramique pour accentuer cet espace fermé à toute perspective d’évasion et tout horizon d’avenir. Aujourd’hui, tout le monde se bat pour essayer de mettre en œuvre une politique cohérente de rénovation urbaine, en détruisant les anciennes barres pour reconstruire du mieux par-dessus. Il me semble que si l’on avait d’emblée mieux construit les banlieues, et que l’on y avait investi un capital esthétique important, leurs habitants n’auraient pas laisser se dégrader ou même dégradé d’eux-mêmes ces ensembles. Historiquement, la beauté du patrimoine, à travers les réhabilitations architecturales de certains quartiers de Paris intramuros, a été réservée aux plus riches. La laideur et l’insalubrité, aux pauvres.
À une autre échelle, celle de la conception automobile, on peut faire le même constat : quand Dacia lance ses premières voitures low cost, on fait un rectangle ! En fait, les financiers pensent tout simplement que les pauvres ne comprennent pas le design. Ils se disent qu’ils ont juste besoin d’une voiture, alors aucun effort n’est véritablement fait sur le dessin de la carrosserie. La seule raison pour laquelle ça marche, c’est parce que ce n’est pas cher. Ce qui est dommage, c’est que produire une jolie voiture bien dessinée et une voiture moche sans aucune identité formelle, c’est le même prix, parce que ça repose simplement sur le développement d’un moule ! Mais dans l’imaginaire des personnes qui dirigent ces sociétés, les pauvres ont mauvais goût, ou tout du moins ne se soucient même pas de l’apparence formelle de leurs objets. C’est vraiment l’opposé de la culture d’élévation qu’on retrouvait dans les années 1970, selon laquelle tous les objets même les plus démocratiques devaient être bien dessinés. Et de nouveau, la fracture sociale s’accompagne d’une fracture esthétique : le beau destiné aux riches, et le laid, aux pauvres !
II. Vers une déglobalisation esthétique
1.
La spécificité du local
Il me semble que la richesse de toute société réside dans le caractère unique de ses productions : c’est ce qu’on pourrait appeler sa spécificité esthétique. Maintenant, comment faire en sorte que cette diversité culturelle, au niveau international, ne nous échappe pas ? Fondamentalement, il me semble nécessaire de défendre l’idée d’un patrimoine esthétique, qui soit un fil stylistique directeur, tout en essayant de le questionner et de le renouveler.
Il existe dans le Code de l’urbanisme un « article esthétique », qui vise à protéger les paysages ruraux et urbains pour la spécificité de leur plan d’urbanisme local. Matériaux, couleurs, tout critère esthétique d’une nouvelle construction sont étudiés afin qu’elle ne porte pas atteinte au caractère de l’espace dans lequel elle s’implante, mais au contraire qu’elle s’y inscrive harmonieusement. Les villes ont aussi ce qu’on appelle un schéma directeur de coloration, qui assujettit des nuanciers précis pour la commune et ses quartiers. On impose ainsi à quiconque voudrait construire les gammes colorées et les teintes des façades, des portes, des balcons, des volets, mais aussi parfois même le dessin des menuiseries et des ferronneries, ou le style de mobilier visible depuis la rue. À Angers, on préconise également le maintien des matériaux traditionnels qui forment le socle de la ville, comme le schiste, la pierre calcaire et le bois. À Oléron, pour protéger les menuiseries du vieillissement, l’usage était d’utiliser le reste des pots de peinture des bateaux. Les portes et les volets étaient donc toujours verts ou bleus, et aujourd’hui la charte de l’île a conservé ce nuancier historique. Tout territoire a des ressources particulières, qui induisent des savoir-faire eux aussi spécifiques.
Aujourd’hui, comme tout tend à se ressemble avec la globalisation esthétique, il faut s’appuyer sur le contexte spatio-temporel dans lequel on évolue pour concevoir tout nouveau projet destiné à s’ajouter aux choses du passé. C’est valable pour la conception d’une nouvelle boutique : on doit se questionner sur la cohérence entre le projet ville où on décide de l’implanter, selon cette idée de patrimoine esthétique. Pour penser une boutique, il faut qu’elle soit unique, appropriée aux styles d’architecture qui l’environnent, a contrario des chaînes qui sont toutes construites sur la reproduction d’un même modèle. Chez Vuitton, Hermès ou Dior, que l’on soit dans la boutique de Taïwan ou de Toulouse on se retrouve toujours face aux mêmes produits exposés dans les mêmes vitrines au même moment. Mais ce dont les gens ont besoin, c’est d’appréhender le caractère local des territoires. Pour cela il faut, en amont de tout projet d’aménagement, se renseigner longuement sur les matériaux disponibles sur place, sur l’histoire de la ville, sur les savoir-faire locaux, afin de concevoir un projet qui soit intelligent et adapté. Il s’agit donc de valoriser les ressources naturelles locales d’une part, mais aussi les ressources humaines.
Un autre plan sur lequel les choses doivent radicalement changer, c’est la responsabilité esthétique. Aujourd’hui, les décisions esthétiques des villes sont souvent prises par des politiques qui n’ont pas été formés au design ou à l’art, qu’il s’agit d’anciens avocats, de travailleurs sociaux ou du monde des affaires, de spécialistes de sciences politiques… Ils ne font pas de différences entre le beau et le moins beau, mais on ne peut pas leur en vouloir : ils n’ont tout simplement pas été éduqués à ça ! Mais il faut assumer le fait qu’on ne peut pas improviser un regard et une sensibilité créatrice. En sus, ils sont entourés de personnes qui ont d’autres intérêts que la qualité et la spécificité esthétique : produire pas cher et rentable, afin de suivre la logique néolibérale et capitaliste. Il n’y a plus de suivi de projet sur du long terme, alors que justement les enjeux esthétiques doivent être conçus et suivis sur du long terme, on doit pouvoir analyser les réussites et les échecs passés rétrospectivement, les assumer et en tirer toutes les conséquences.
Les décisions doivent être supra politiques, et les mandats de quelques années qui régissent le système politique sont trop courts pour pouvoir prendre des décisions ! Qui plus est, même dans les créatifs, ce ne sont pas les bonnes personnes qui prennent les décisions. Chez les architectes ou les urbanistes, on peut constater qu’avant tout prime une forme de délire égotique : ils veulent marquer historiquement les villes dans des délires narcissiques coupés de toute réalité de terrain et des besoins des habitants. C’est tellement pitoyable de voir des studios d’architectes stars comme Zaha Hadid, Frank Gehry ou Reem Koolas défigurer toutes les villes dans lesquelles ils s’implantent, sans aucune écoute du territoire local, de la spécificité esthétique du paysage et des futurs usagers. Aujourd’hui, comme des franchises, au même titre que McDonald’s et Starbucks, les gros cabinets d’architectures imposent avec autorité leur esthétique narcissique, pour asseoir un peu plus l’énorme pouvoir dont ils disposent déjà.
16.
William Morris, L’art et l’artisanat, Rivages, 2011
2.
Sommes-nous obligés d’innover en permanence ?
On doit de nouveau pouvoir faire appel aux créatifs en question : designers, professions créatives, artisans, tous détenteurs de compétences, ayant une démarche forte, un style propre, en lien avec l’espace dans lequel ils exercent. Dans l’Angleterre victorienne de la fin du XIXème siècle, William Morris défendait déjà cette puissance des arts appliqués face à la mécanisation de la révolution industrielle. L’équivalent aujourd’hui serait de défendre le pouvoir des designers face à la globalisation de l’ère digitale. Morris était un peintre, un architecte, un décorateur, un poète, un illustrateur, un intellectuel à l’origine du mouvement Arts and Crafts. C’est en relisant certaines de ses conférences comme L’art et l’artisanat ou Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, qu’on peut se rendre compte de la portée et de l’actualité de sa pensée et de sa pratique dans notre manière de concevoir, aujourd’hui plus que jamais. Il ne s’insurge alors pas contre la machine et la mécanisation en soi, mais contre la laideur des produits manufacturés et la déshumanisation des travailleurs qu’elle engendre. Il s’inspire notamment du Moyen-Âge, dont l’esprit est animé par la solidarité humaine au service de la beauté et de la qualité. Notamment à travers l’édification des cathédrales, jamais construites par un seul homme en quelques semaines, mais par une interdépendance des corps de métier étalées sur des dizaines d’années . Le talent de chacun comme nécessaires à la participation de la construction, c’est un principe qu’il reprend à son compte dans la création de sa propre entreprise de création d’objets domestiques, de mobilier, de papier peint, de vitraux… Dans ses interventions, il dénonce les abus de la société industrielle et sa recherche effrénée de profit, accentuant le fossé entre les classes et transformant la vie des ouvriers en désert d’ignorance et de misère.
J’éprouve un sentiment de honte pour mon semblable civilisé de la bourgeoisie, qui ne se soucie pas de la qualité des marchandises qu’il vend, mais s’inquiète des profits qu’il peut en tirer. […] Le peintre décoratif, le mosaïste, le fenêtrier, l’ébéniste, le tapissier, le potier, le tisseur doivent tous lutter contre la tendance de notre époque quand ils essaient de produire de la beauté plutôt que du raffinement commercialisable, d’apporter une touche artistique à leur travail plutôt qu’une touche mercantile16. »
Morris part du constat que malgré la manière dont on décrie l’ornement à son époque, l’artisan n’a jamais pu s’empêcher de décorer les objets de son travail. Son concept d’Arts and Crafts (Arts et Artisanat) est simple : si la nature de l’homme le condamne à travailler, l’art peut être une source de consolation dans ce labeur fastidieux. Loin d’être futile, la fabrication d’objets de la vie quotidienne dans des conditions respectueuses permet au travailleur de se sentir créer quelque chose de beau, d’utile et de personnel. Selon lui, s’approprier sa tâche par le geste artistique individuel permet à l’artisan d’accepter son travail et d’y trouver un certain plaisir. Ainsi, « la production de biens utilitaires sans art ou sans le plaisir de créer est fastidieuse ». On peut considérer le combat de Morris comme étant à l’origine d’une gigantesque révolution esthétique : l’apparition des arts appliqués dans les vies des sociétés. C’est le père de ce qu’on désigne aujourd’hui sous le terme générique de design.
J’ai la sensation qu’entre la bourgeoisie de la société victorienne et le néo-libéralisme des entrepreneurs branchés, il n’y a qu’un pas. Ne pourrait-on pas valoriser la transmission des savoirs artistiques, militer pour le plaisir de créer des choses belles par des artisans locaux, belles justement parce qu’historiquement et spatialement contextualisées ? À l’instar de William Morris, il serait temps de soutenir le fait que des ouvriers soient capables de s’approprier leurs productions, contrairement aux modes de fabrication industriels qui déresponsabilisent et déqualifient les travailleurs.
En amont de tout, pour retrouver la qualité il est nécessaire de retrouver le sens du temps et de la lenteur : quand on conçoit une boutique, on peut faire le choix d’intégrer des artisans locaux au projet, qui vont nous aider à acquérir la maîtrise de l’histoire des savoir-faire du territoire sur lequel on s’implante. Ces artisans peuvent être tour à tour des aides graphiques, esthétiques, techniques, qui vont nous permettre de créer un aménagement selon des usages, une expérience de vente particulière… À ceux qui font appel aux designers et aux artisans, la responsabilité de ne pas inciter à produire en masse, à retrouver un lien à la main, à la durée, où le produit doit en priorité être de qualité plutôt que démultiplié en quantité. Lorsque l’on dit tout cela, il faut prendre la mesure de ce que ça peut impliquer dans un projet d’aménagement de commerce : il ne s’agit pas de le penser comme de la simple décoration. Faire de l’aménagement de manière éclairée, cela implique de travailler avec des designers, avec l’artisan du coin, faire en sorte que ça ne soit pas juste un effet de mode qui périclite. C’est faire en sorte que ces collaborateurs le restent sur du long terme et non juste au moment du chantier, pour faire appel à eux lorsqu’il y a un problème, leur demander des conseils, pour établir un lien de confiance… En cultivant des modes de relations plus approfondis, durables, de proximité : c’est là que l’on peut prendre conscience que créer une boutique peut dépasser la simple création de profit mais générer du lien social.
Arrêter de prendre du standard, éviter d’aller loin pour sous-traiter, ne pas exporter et délocaliser les productions dans les pays en voie de développement, s’entourer d’une équipe : cela créer un environnement économique sain, ou la circulation d’argent elle aussi devient plus locale. Créer une boutique, c’est comme créer une œuvre d’art ! Cela prend du temps. C’est comme les gens qui ne mettent pas les moyens dans la décoration et l’aménagement de leur maison, alors qu’ils sont amenés à y vivre des années, parfois même pour le restant de leur vie. Selon moi c’est la même idée pour une boutique, certes il faut prendre en compte des limites de moyens, mais il est nécessaire de mettre le plus de temps possible pour atteindre cette forme de beauté. Il ne faut pas oublier qu’une boutique c’est comme votre religion, ça peut paraître bizarre mais c’est véritablement ça : c’est votre temple, vos vendeurs ce sont les prêtres, vous vous êtes l’apôtre, et le catalogue de produits… c’est la Bible ! Si on trouve une église belle, on y reviendra prier, de la même manière, si votre temple n’est pas beau, on n’y retournera pas !
3.
Prendre le temps
Un de points fondamentaux lorsque l’on veut créer un commerce aujourd’hui, c’est selon moi d’employer des personnes plus qualifiées, ou bien des personnes que l’on peut former sur du long terme, pour pouvoir revenir à ce qu’est vraiment le métier de vendeur. C’est vraiment dommageable de le réduire au métier de caissier. Aujourd’hui, vendeur est devenu un job de passage, alors qu’avant c’était un véritable parcours dans lequel on pouvait faire carrière et développer des compétences fines. Les vendeurs sont devenus la dernière étape, comme l’anus dans un système digestif : ils sont souvent les moins payés de la société dans laquelle ils travaillent, et les moins bien considérés. Et c’est aux dirigeant de prendre leurs responsabilités, pour qu’ils puissent redevenir fiers de la complexité et de la diversité de connaissances et de savoir-faire que leur métier induit. Chez Buly par exemple, à notre échelle, le salaire des vendeurs est de 30 à 40% plus élevé que sur le reste du marché, parce qu’on a conscience qu’au fond, ce sont les employés les plus importants. On a notamment pris le temps de les former aux langues, à la calligraphie, à l’origata, l’art japonais du pli et de l’emballage. En somme, on tente simplement de reconsidérer la pluralité de pratique que recouvre réellement ce métier.
Un vendeur c’est avant tout quelqu’un qui connaît le catalogue des produits, qui se l’est approprié, qui prend le temps d’écouter, de conseiller, d’expliquer, d’orienter. C’est quelqu’un qui a acquis des savoirs et une véritable expertise dans son domaine et qui est à même de les transmettre. Au moment de la vente, au même titre que dans les phases de conception et de fabrication de la boutique, il faudrait arrêter de vouloir toujours faire plus et plus vite, mais simplement mieux, en donnant le temps. Comme je le disais, selon moi, acheter quelque chose se résume à échanger du temps : en tant que vendeur, je te donne tant de mon temps de travail, pour te vendre un produit durable, qui a pris du temps à être conçu et fabriqué.
Aujourd’hui le déséquilibre est ici : on achète rapidement et très cher quelque chose qui a été fabriqué en quelques secondes. On doit tout mettre en œuvre pour retrouver le caractère exceptionnel de cet échange autour du produit, entre le vendeur et le client. Et cela marche pour tout ! C’est comme lorsqu’on se rend chez le primeur et qu’il nous explique une recette, une anecdote ou un conseil de conservation, qu’on a en face de nous quelqu’un qui connaît toute l’histoire d’une variété de tomates : on pourrait être fascinés à chaque fois qu’il y a une telle interaction ! Ou bien que le poissonnier du coin qui a votre numéro de téléphone, qui connaît vos goûts et vos préférences et qui vous appelle en vous disant « Aujourd’hui, j’ai reçu un super bar de Bretagne pour vous ! » Tout cela élève le simple acte commercial de la vente à un échange social, à un partage de savoirs : c’est ce qui manque dans les supermarchés et les grands magasins.
Si on veut contrer le retail apocalypse, il faut ramener de la surprise, de la sélection, être meilleur qu’Internet. Internet, cela se résume à aucune interaction humaine, le tout automatisé, qui propose une sélection que l’on peut faire soi-même et qu’on peut retrouver ailleurs. Certes, on ne peut pas faire moins cher mais on peut apporter un meilleur service, en expliquant d’où le produit vient, qui l’a fait, pourquoi il s’affiche à ce prix là… On peut chercher des choses que les gens ne veulent pas forcément et qui vont le découvrir en boutique. Il faut compter sur l’intelligence et la curiosité naturelle des clients : ils ont besoin d’apprendre des choses, de les comprendre, pas seulement de les acheter ! Il faut aussi changer ses vitrines toutes les semaines, penser le display et la qualité de l’aménagement intérieur, créer de nouvelles circulations, former ses vendeurs, bien les payer aussi… Bref, créer une communauté de confiance autour de la boutique.
Et cela touche tout type de commerce et pas seulement les plus haut de gamme. On peut être créatif même en faisant un kebab et en touchant une clientèle qui cherche ce type de produits, sans chercher à copier les kebabs d’à côté mais en se démarquant ! Au contraire d’ailleurs, en mettant la création dans les endroits où on les attend on va pouvoir susciter une sorte d’élévation intellectuelle et esthétique. Le kebab à la française, par exemple, Grillé y a réfléchi : il est confectionné avec du veau de qualité, des frites incroyables, une sauce spectaculaire, un pain spécial. Certes il est légèrement plus cher que les kebabs normaux mais ils ont élevé le débat, et ils choisissent d’appeler ça Grillé, qui est la traduction du terme turc kebab, et non pas kebab. Être plus malin qu’Internet, c’est aussi arrêter d’essayer de niveler tout par les prix, de ne pas forcément penser au tout accessible. C’est au prix de tous ces efforts qu’on va pouvoir sauver les commerces de proximité.
4.
La déglobalisation esthétique
Aujourd’hui, ouvrir une boutique est devenu un acte militant. C’est un moyen de ne pas laisser nos centres villes mourir, de conserver l’interaction humaine et le lien social, de conserver la beauté d’une ville et de reprendre le pouvoir, pour ne pas le laisser aux mains des géants d’internet. Ouvrir une boutique, à l’inverse des chaînes identiques qui envahissent toutes les villes du monde en proposant les mêmes produits, permet de défendre l’importance de l’économie locale et équilibrée, pour ralentir la globalisation, qu’elle soit sociale, économique voire même esthétique. Si l’on poursuit l’exemple des tomates, c’est la même chose : si aujourd’hui on veut vendre des tomates, ce n’est plus comme avant, il faut connaître tout de la tomate, pour ensuite pouvoir aller voir son petit producteur et lui demander d’en faire une autre, d’élargir la gamme de tomates proposées avec de nouvelles variétés pour répondre à la demande. De la même manière, l’aménagement esthétique de la boutique, en s’appuyant sur le contexte spatio-temporel dans lequel on évolue, constitue un poids qui peut contrer la globalisation esthétique, et faire en sorte que les villes retrouvent de leur altérité et la spécificité de leurs styles. Le commerce a un rôle bien plus important que ce que la société veut bien nous laisser croire. De nos jours, c’est la seule chose qui peut influer sur tout : si l’on pousse les consommateurs à acheter bio, si le gérant arrive à influer le petit producteur, toute la ligne change ! C’est valable dans tous les types de commerce, de l’industrie du vêtement à l’ameublement, et c’est de la première importance pour le futur.
Nous traversons une crise mondiale sans précédents : elle est aussi bien sanitaire qu’environnementale, politique qu’économique, et bien sûr sociale, si l’on pense aux récents mouvements internationaux féministes, antiracistes et contre les violences policières. Mais cette crise est également esthétique, et l’on doit prendre conscience que la création de formes est loin d’être séparée des autres enjeux actuels, qui pourraient sembler plus décisifs. Il y a urgence. Henri Lefebvre, un sociologue marxiste des années 1960, avait élaboré une critique de la vie quotidienne : selon lui, la temporalité marquée par l’habitude ne ferait que reproduire et perpétuer les rapports de domination entre classes. Pour rompre avec ce rythme et cet ennui, que je rapproche de ce que j’ai appelé la routine esthétique, il affirme que l’inventivité propre à la conception créatrice et l’expérience esthétique seraient à même de démonter les conventions normatives de la quotidienneté. Dans Le Droit à la ville, il va même jusqu’à défendre un nouveau droit, au même titre que le droit à la liberté individuelle et le droit à l’égalité devant la loi : le droit à la ville. Fondamental et inaliénable, un droit à la vie en ville juste, à la qualité de vie urbaine. Envisageons à sa suite la ville comme le foyer de l’insurrection esthétique contre le quotidien. Selon lui, les besoins anthropologiques fondamentaux ne sont pas pris en compte dans les réflexions urbanistiques : le besoin d’imaginaire notamment, grand oubli des structures culturelles et commerciales mises en place dans la ville. Ici essayons d’en tirer toutes les conséquences, même les plus paradoxales, tant pis si Lefebvre se retourne dans sa tombe. Concevoir des boutiques alternatives inscrites dans un circuit de production qui respecte la spécificité esthétique des territoires, créer de nouvelles manières de consommer, développer des collaborations sur le long terme avec des artisans locaux, prendre le temps de choisir scrupuleusement les références proposées, et soi-même, acheter moins mais mieux.
Tout cela peut concourir à amorcer une transformation devenue cruciale. Pour dessiner, en miroir négatif de l’uniformisation esthétique, les contours d’un processus possible : la déglobalisation esthétique.
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Recherches et références par Grégoire Schaller.
Avez-vous déjà fait le lien entre le vote pour un parti raciste et les boutiques du centre de nos villes ?
Étrange lien mais il est pour moi limpide et je le trace dans cet essai, le premier d’une série de réflexions autour de mon métier que je publierai ici.
En 2020, durant les premières semaines du covid, j’ai mis sur papier mes observations sur le commerce, l’authenticité bidon, les sacrifices concédés à l’efficacité, la mainmise sur le métier des élèves peu inspirés d’écoles de commerce, et l’atroce homogénéisation esthétique urbaine à l’heure des réseaux sociaux.
Mon point de vue s’est nettement radicalisé depuis l’écriture de ces pages mais si mon travail vous plaît, ce texte devrait vous intéresser, et—je l’espère—vous être utile.
VERS UNE DÉGLOBALISATION ESTHÉTIQUE
1.
La résistance à l’Internet (titre plus large sur l’importance du commerce de détail aujourd’hui)
De nos jours, tout porterait à croire qu’ouvrir une boutique relèverait d’une démarche plus mercantile qu’autre chose, destinée à assouvir un appétit commercial. Plutôt que la nécessité du service et de l’échange, on a vite tendance à reléguer la consommation dans les commerces de proximité à une activité futile, voire carrément obsolète à l’heure du commerce en ligne. Pourtant, d’après mon expérience, créer un commerce au XXIème siècle devient une question importante. Petit à petit, je pense que l’on va s’apercevoir qu’ouvrir une boutique devient un geste de résistance : résistance à l’internet, à la disparition du lien social, à la désertification des centres ville. Dans cette période de crise sanitaire sans précédent et de distanciation, tous ont pu constater que le commerce de proximité était un lieu particulier, et avant tout celui du rendez-vous social. On peut élargir ce constat hors période de crise : énormément de gens vivent isolés, ne parlant parfois dans une journée qu’à leur boulanger ou qu’au pharmacien du coin de la rue. Le commerce de proximité est donc vital, et je n’imagine qu’avec effroi un monde où les gens n’auraient, comme seule interaction sociale, la réception d’un colis ou d’un repas avec le livreur de chez Chronopost et Deliveroo, ou son trajet dans un Uber. Ouvrir une boutique répond avant tout au besoin de conserver le plus possible des endroits où l’on se retrouve. Pour ceux qui sont d’une génération antérieure aux millenials, jamais on aurait pu imaginer que l’amour deviendrait un business, maintenant avec les applications de rencontres les gens ne se rencontrent plus. Avant, on devait aller dans un bar, un restaurant, ou même juste aller aux devants de l’autre dans la rue. J’ai la sensation que dans nos sociétés occidentales, on perd progressivement ces interactions humaines. En ce sens, ouvrir des boutiques me semble vital pour la santé mentale d’un pays. Ici donc, j’aimerais ouvrir quelques réflexions subjectives sur la nécessité de relancer le commerce de détail, de réinventer la manière dont on l’appréhende et de reconsidérer l’impact qu’une telle démarche peut avoir…
I. Pourquoi nos villes déclinent ?
1.
Le style des villes…
Il me semble que chaque ville a sa spécificité esthétique. Son identité propre, où se télescopent les styles qui ont marqué les différentes phases de son développement, comme autant de strates visuelles qui forment le paysage urbain. Cette identité est une véritable marque de fabrique : on la reconnait entre toutes. À tel point que, sitôt que l’on met un pied dans certaines villes aujourd’hui, on est capables d’identifier au premier coup d’œil où l’on se situe dans le monde. À Paris ses façades haussmanniennes, de style Empire et Restauration ; à New York ses cast-iron buildings, ses gratte-ciels Art Déco et International, à Berlin son association du Bauhaus, des palais prussiens et de l’architecture stalinienne. L’apparence des objets, des aménagements d’intérieur et des bâtiments façonne le caractère local d’un territoire donné, à un moment donné. Elle participe de la lente élaboration de la culture des différentes sociétés, dans ce qu’elle a de singulier. La spécificité esthétique des territoires et des populations qui les habitent est insaisissable, et toujours en devenir. En ce qui me concerne, c’est elle qui fonde mon désir de voyage, pour aller à la rencontre de styles de productions qui ne me sont pas familiers. J’estime qu’elle matérialise notre rapport à l’altérité, en constituant un langage visuel que la communauté qui la modèle fait vivre et transmet aux générations futures.
La forme des choses qui nous entoure participe à la fabrication de notre culture : elle est le cadre physique élémentaire de toutes nos activités. Les apparences du monde formel font partie intégrante de notre quotidien, et influent sur nos manières d’agir individuellement et collectivement, elles modèlent notre être au monde. C’est dire l’importance du design, du dessin des formes de ce que l’on désire concevoir, fabriquer et intégrer dans le monde. Et de la particularité, de la singularité, de la non-ressemblance de ces différentes formes.
Avant la globalisation de l’époque contemporaine, chaque territoire, à l’échelle de la ville, de la région, du pays, avait sa trajectoire esthétique particulière. Le style architectural était toujours en lien avec un accès à des matières locales et des modes de production spécifiques. Les périodes successives ont eu chacune leur style, avec ses canons admis par tous. « Aujourd'hui, il n'y en a plus. C'est le trait majeur de notre nouvelle modernité : il n'y a plus de doctrine partagée1. » En Europe, par exemple, un territoire qui concentre des savoir-faire artisanaux pluriséculaires, on fabrique aujourd’hui selon un style uniforme et flou, qui s’est développé à la fin des années 1990 et qui s’est dernièrement démultiplié avec l’apparition des réseaux sociaux. Il est possible que je me trompe, mais j’en viens à me demander si cette bouillie globalisée ne s’apparenterait-elle pas à un produit capitaliste comme les autres, en constituant la mode et les tendances visuelles actuelles ? J’ai la sensation qu’il est fondamental de remettre en valeur ce que l’on pourrait appeler la spécificité esthétique dans l’espace et dans le temps, quitte à jouer quelque peu sur les fantasmes qu’elle charrie. Car selon moi, les styles spécifiques sont autant de traces visuelles, ils constituent une mémoire vivante de notre patrimoine à même de résister à l’amnésie que prône l’ère de l’uniformisation culturelle.
2.
… et l’expérience de la consommation
Aujourd’hui, tourisme et consommation vont de pair. À ce titre, l’expérience de la ville me semble profondément intriquée avec celle de l’expérience de consommation et d’achat dans les commerces qui la peuplent. Lorsque l’on visite un territoire, il va de soi qu’une relation particulière se noue aux vendeurs dans les boutiques, aux serveurs dans les restaurants : ce sont parfois même les seuls contacts que l’on aura tissés à notre retour. Au même titre que les styles architecturaux, ces métiers du tertiaire font partie de l’image d’une ville. Plus mon expérience de consommateur sera de qualité, plus j’aurais tendance à revenir dans une boutique en particulier, voire même dans une ville dans laquelle j’ai pu par le passé entretenir des relations privilégiées avec ces métiers du service.
Or, j’ai la sensation que dans les sociétés capitalistes néolibérales, on a tendance à penser que, étant les derniers de la chaîne de consommation, ils sont moins importants. On peut même parfois constater que certains commerces les considèrent comme véritablement inutiles : ils sont substitués à des machines, comme les caisses automatiques. Si on les considère comme de moindre importance, on aura donc tendance à moins les rémunérer. Pourtant, je suis convaincu que si un vendeur maltraite un client, il détruira le travail du concepteur, du marketeur, du fabricant, du début à la fin de la chaîne de production et de lancement d’un produit. Si tout peut être gâché par cette seule interaction entre un vendeur et un acheteur, qui décidera si oui ou non il acquerra le produit, la place du vendeur ne serait-elle donc pas la plus importante ? D’après moi, il est nécessaire d’avoir à l’esprit que cette partie de l’histoire d’un produit, la vente, est totalement négligée, alors qu’elle peut tout faire basculer. À défaut d’inverser radicalement l’ordre hiérarchique, je crois qu’il est temps de reconnaître l’importance de ces métiers de service, et de cesser d’entretenir la précarité des vendeurs, leur sous-qualification, les bas salaires, etc.
3.
La globalisation : l’origine d’un cancer esthétique
Aujourd’hui, quand je parcours les centres des villes du monde entier, je fais le même constat : tout se ressemble. Un style unique paraît avoir colonisé des espaces culturellement différents. Dans les cafés, de New York à Séoul, de Pékin à Berlin : même décor minimaliste, aux signes identifiables au premier coup d’œil. Terrazzo, laiton, marbre, charpentes métalliques décoratives, mobilier pseudo scandinave ou industriel, ampoules Edison. Autant de matériaux et de styles d’ameublement qui s’exportent mondialement et qui ne représentent plus aucune identité territoriale.
Un seul style globalisé, décliné à toutes les sauces, qui repose sur le sens historique et la nostalgie des ateliers industriels qui occupaient jadis les quartiers qu’il colonise désormais. À cela près que l’authenticité est ici fabriquée de toutes pièces. Avec la globalisation, ce style est devenu reproductible à l’infini, et donc peu cher à produire. Il n’est donc pas seulement répliqué dans les cafés des villes du monde entier, il envahit tous les types de commerces : bars, restaurants, bureaux partagés, boutiques de mode. Même les logements locatifs de courte durée : tous tendent à l’homogénéité totale. Conséquence de la mondialisation, l’uniformisation esthétique fait rage.
Ce phénomène ne vient pas de nulle part. On peut le comprendre comme une conséquence d’un des facteurs plus particulier de la globalisation : la mobilité des personnes, qui augmente de manière exponentielle. Jamais on n’avait pu se déplacer aussi rapidement, et dans autant de territoires, que ce soit pour des raisons professionnelles ou pour le tourisme. De plus en plus de voyageurs traversent les mêmes centres urbains que sont Paris, Londres, Séoul, Los Angeles… D’une part, ils emportent avec eux la spécificité esthétique de ces villes, pour les ramener où ils habitent. D’autre part, il me semble que cette uniformisation à une demande. Demande de voyageurs à la recherche de l’authentique local mais qui, paradoxalement, ont le désir d’avoir le sentiment d’être « chez soi » partout. Comme le souligne déjà en 2016 Kyle Chayka dans The Guardian2, ce style homogénéisé est destiné à fournir un environnement familier et réconfortant à cette élite aisée et mobile. Immense circulation mondiale de styles, à la base spécifiques à des territoires, qui se mélangent et envahissent les grandes villes mondiales. Grand amalgame incohérent de tendances reproduites à l’identique, n’importe où. À terme, ne risquerait-t-on pas de se retrouver dans un monde extrêmement fade, et de progressivement détruire le patrimoine historique des territoires ? Pourquoi continuer à voyager, si les grandes villes perdent toute spécificité esthétique ? Pourquoi continuer à consommer dans les commerces de proximité, si tous tendent à se ressembler ?
En plus de cela, je crois qu’il est important d’avoir à l’esprit que l’uniformisation esthétique n’est qu’un des visages d’un mouvement plus global d’uniformisation culturelle. Elle touche certes le design des objets, des aménagements d’intérieurs et l’architecture, mais aussi les autres sortes de productions esthétiques : le film, la musique, le vêtement, les œuvre d’art. Et plus largement encore, elle s’abat sur toute forme de production culturelle : la langue, la gastronomie, les modes de vie, les valeurs, les normes… Comme le décrit l’économiste français Serge Latouche3, l’uniformisation culturelle s’abat sur le monde à grande échelle. Elle résulte de la diffusion de modèles culturels dominant, et d’une forme d’impérialisme qui provient souvent des pays anglo-saxons, imposant leurs formes culturelles au reste du monde.
4.
Pinterest, Instagram, … les Mecque de la création
L’uniformisation esthétique n’est pas due à la seule circulation matérielle des styles. Elle résulte aussi de la circulation immatérielle de tendances esthétiques dominantes, via l’apparition des réseaux sociaux au début des années 2000, et leurs milliards d’utilisateurs. Disséminés dans le monde entier, les usagers de ces plateformes partagent massivement des images de références constitutives de ce style globalisé. Réseaux sociaux dont les algorithmes façonnent notre manière de consommer l’image. En hiérarchisant les publications pour montrer à l’utilisateur le contenu le plus susceptible de l’intéresser : les mêmes modes visuelles, les mêmes signes, les mêmes codes déjà aimés, partagés, sont par la suite rediffusés. Sans nous en rendre compte, les logiques internes des réseaux sociaux vont jusqu’à modeler notre goût, et nous nous matraquons nous-mêmes ce style mondialement uniforme.
C’est un constat qui n’est pas sans rappeler celui que font les philosophes créateurs de l’École de Francfort Theodor Adorno et Max Horkheimer. Sans forcer la référence, et en prenant la mesure des différences fondamentales entre la société de l’époque moderne et la nôtre, le rapprochement avec le diagnostic qu’il posent dans leur texte Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, paru en 1947, me saute aux yeux. Selon eux, le fonctionnement de l’industrie culturelle (le système composé des différents produits culturels que sont le cinéma, la radio, les magazines…) tendrait à la standardisation et à l’homogénéisation de toutes les œuvres et des produits culturels. « La civilisation actuelle confère à tout un air de ressemblance4 » nous disent-ils. L’industrie culturelle standardise, schématise, simplifie pour le consommateur, dispensé alors de penser. « Le style de l’industrie culturelle est en même temps la négation du style » : c’est exactement ce à quoi on assiste avec le cauchemar du style homogène de l’uniformisation esthétique et de sa simplification due à la globalisation. Aujourd’hui, on assiste à un véritable nivellement vers le bas de l’esthétique de nos villes. J’ai le sentiment qu’en plus d’une uniformisation, le style subit un ralentissement énorme.
Il n’y a qu’à étudier des photographies prises dans les centres villes entre les années 1960, 1970 et 1980 : que l’on compare les modes vestimentaires ou le design des voitures de ces années-là, et l’on voit tout de suite la différence. Aujourd’hui, entre une photographie de 2002 et une seconde de 2012, on peut constater que les écarts de styles sont beaucoup moins marqués, comme si la création avait énormément ralenti. On peut l’expliquer notamment en raison de la peur du risque. Aujourd’hui, cette obsession de réduire les risques, on peut la voir infuser tous les domaines de la société : l’éducation, la santé, le commerce… il n’y a qu’à regarder à quel point aujourd’hui on lutte contre les maladies ! Les prises de risques doivent être minimales, car la financiarisation de la création a conduit à l’invention de benchmark : de l’analyse des désirs de consommation, de la veille sur les produits des entreprises concurrentes, pour optimiser la conception d’un produit équivalent que l’on voudrait lancer sur le marché. On regarde ce que les concurrents font et surtout ce que les gens veulent et on répond à leur désir fabriqués, on ne fait plus de la création parce qu’il y a une forme de nécessité intérieure qui va trouver un écho chez le spectateur, on fait de la création-marchandise parce qu’on analyse, et qu’on croit répondre à une demande. Et les principaux pourvoyeurs de ces simili-idées, ce sont les réseaux sociaux : des benchmarks permanents… Depuis quelques années, Pantone a créé la « couleur pantone de l’année », qu’ils définissent comme telle sur leur site internet :
La Pantone Color of the Year influence la tendance en matière de développement de produits et influe sur les décisions d’achat dans de nombreux secteurs, tels que la mode, le design industriel et d’intérieur, mais aussi la conception graphique et le conditionnement des produits. Le processus de sélection de la Color of the Year nécessite une mûre réflexion et une analyse des tendances.5
Et c’est bien là ce qui est dramatique : l’année suivante, de nombreuses grandes entreprises qui mettent des produits de consommation sur le marché vont suivre cette couleur ! Finalement, c’est ce genre d’initiative qui donne l’impression que l’évolution du style des objets, des automobiles, des vêtements, des intérieurs et des bâtiments, qui est un processus en constante mutation et en rapport avec le territoire dans lequel il se développe, était en train de stagner et se retrouvait quasiment à l’arrêt. On pourrait appeler ça une routine esthétique : tout ce qui nous entoure se ressemble, est reproduit d’année en année et confère à toute forme une impression de déjà-vu. Selon moi, le fait de voir et revoir des dizaines et des dizaines de fois les mêmes formes produit une sorte d’ennui esthétique ambiant, et conduit à la lassitude des sensations visuelles et corporelles. On peut aussi voir ce manque de surprise comme étant à l’origine de l’annihilation du pouvoir d’agir et de la volonté individuelle des habitants : nous devenons tous des zombies, notre sensibilité s’est endormie. Parfois, j’ai la sensation que seule une révolution radicale serait susceptible de faire changer cet état de fait, qui serait à la fois politique, sociale, économique et donc, de manière bien plus liée qu’on ne le pense, esthétique également.
5.
Gentrification, pseudo proximité et l’artisanat pour amateurs
À défaut de péricliter, le style globalisé, lui, a pour le moment de beaux jours devant lui. Il ne fabrique pas seulement une esthétique insipide et lassante : il est fondamentalement excluant. Il suffit de flâner dans les rues Marais, qui tire son nom des marécages sur lesquels il s’est construit, pour s’en apercevoir. Dans les années 1940, il était considéré comme « l’une des verrues de Paris6 » ! C’est seulement dans les années 1960, sous l’impulsion d’André Malraux, que d’importants travaux de réhabilitation y sont amorcés, accompagnés d’expulsions de nombreuses familles d’artisans et d’ouvriers, qui vivaient dans des immeubles insalubres destinés à être rasés. Exit les pauvres, les ouvriers, les immigrés , les basanés : on signe la première étape de la gentrification du quartier.
C’est justement sur cet héritage précis que se développe l’uniformisation esthétique aujourd’hui. La hausse exponentielle des loyers a défiguré l’ancien quartier populaire, son Marché des enfants rouges, le plus vieux de Paris, et ses commerces de proximité. Le Marais s’est transformé en une sorte de Las Vegas, quartier-vitrine branché où ne vivent plus qu’une infime tranche de la population et de riches touristes dans leur résidence secondaire ou des logements locatifs de courte durée. La vie de quartier s’est considérablement appauvrie, dans des rues où la seule activité qui demeure est le shopping dans des boutiques haut de gamme. Mais il ne faudrait surtout pas assumer l’uniformisation esthétique : les commerces tentent par tous les moyens de jouer sur les signes de la proximité et de l’authentique, en témoigne la manipulation à tort et à travers du terme maison. On va s’habiller chez Maison Kitsuné après avoir mangé chez Maison Plisson, puis on rentrera dormir à l’hôtel Maison Bréguet. On est loin de la fange du Marais, désormais temple de la consommation et du luxe. Sous le faux vernis de la production locale et transparente, il y a aussi l’art du storytelling ou le marketing à outrance : on peut revenir à des terroirs, des circuits courts, des modes de productions plus éthiques, on crée des mythes et des histoires autour du produit pour faire oublier que c’en est un. Le storytelling, c’est d’après moi un des visages de l’hypermarketisation de tout ce qui est possible, afin de nourrir les réseaux sociaux.
Il est d’ailleurs intéressant de poser la question : qui aujourd’hui ouvre ces nouveaux commerces ? Depuis quelques années, on peut constater l’explosion d’ouverture de brasseries, de cafés, de fromageries, de torréfacteurs, de boutiques de céramique ou de vélos vintage… Au premier abord, c’est comme si l’artisanat ne connaissait pas la crise. Si on creuse un peu, on s’aperçoit que beaucoup sont des jeunes fraîchement diplômés de grandes écoles de commerce ou de sciences politiques, en quête de « sens, » qui se reconvertissent de manière radicale vers des métiers et des diplômes qu’ils méprisaient auparavant : des CAP, des formations courtes et des métiers manuels ou artisanaux. C’est la peur pour ces jeunes de ce que l’anthropologue américain David Graeber a très bien théorisé sous l’expression de bullshit jobs : la peur des « emplois à la con ». Des emplois qui concernent surtout les travailleurs de bureaux, dont les journées sont organisées autour de tâches inutiles, superficielles et vides de sens, et qui créent de l’aliénation car ils sont sans réel intérêt pour la société.
C’est pour cette raison que l’on assiste à la métamorphose des cadres supérieurs en néo-artisans tendance amateurs . Il y a un renversement dans les nouvelles générations de ce qui est branché : « un Instagram de tartes plutôt que de travailler sur un Powerpoint dans un cabinet de conseil7. » Ces métiers manuels ou alimentaires, ancrés dans un territoire local, en interaction avec les clients, semblent davantage à même de pouvoir combler leurs aspirations. On assiste véritablement à la naissance d’un nouveau profil : le néo-artisan qui détient tous les outils du monde libéral, les méthodes et les codes des écoles de commerce. En prétendant perpétuer une tradition, ces entrepreneurs ne créent pas de simples fromageries telles qu’on les connaissait il y a à peine vingt ans de cela. Ils créent le Las Vegas de la fromagerie ! Tout a changé : sous couvert d’authenticité, il y a la fabrication d’images de marques, l’importance des réseaux, des marges exponentielles avec des prix qui explosent, et le plus grave : une relation client amoindrie ou limitée aux fort potentiel d’achat.
6.
L’appauvrissement de la création
Là où ça coince, c’est que ces entrepreneurs n’ont souvent aucune compétence créative, et que ce sont des anciens financiers ! Ils se contentent donc de suivre la mode, ce qui participe de l’unification de l’esthétique et des modes de production. On touche ici le problème du doigt : c’est que le pouvoir créatif a changé de main.
Les vrais créatifs, eux, ont malheureusement donné beaucoup d’idées à tout le monde avec l’apparition des réseaux sociaux et du partage massif des images qui l’accompagne. Et ces nouveaux entrepreneurs y ont eu accès : ils ont eu l’impression d’être capable de devenir eux-mêmes les créatifs, de s’inventer directeurs artistiques. Pendant longtemps, dans la période pré-réseaux sociaux, on a eu l’idée que la création était une sphère relativement préservée et séparée du reste de la société. Et là, les financiers se sont dit : « en fait, c’est facile, je vois ça tous les jours, je vois les sources, les références, le vocabulaire formel, donc je peux le faire moi-même ! » Ils se sont approprié des compétences sans même les avoir : c’est ça le cauchemar qui crée une véritable simplification esthétique, dans laquelle la source d’inspiration devient unique : Instagram, Facebook, Pinterest et les premières pages de Google Images. Les gens ne se rendent pas compte mais c’est ce phénomène d’accessibilité survenu d’un coup qui tend à rendre la création de mauvaise qualité, parce que justement créer ce n’est pas faire du simple collage de références et le transformer en bouillabaisse visuelle. En la rendant accessible à tout le monde, on a décomplexifié la direction artistique, et des jeunes entrepreneurs se sont autoproclamés designers pour créer des marques en suivant les dernières tendances visuelles.
Aujourd’hui, on peut voir que c’est le marketing qui décrète le design, à grands renforts de benchmarks esthétiques et de moodboards commandés à des agences de conseil en tendance. À mon sens, il faut impérativement recomplexifier le style de ce qu’on produit. Et pour cela, les porteurs de projets doivent de nouveau faire appel aux vrais créatifs et aux designers, pour leurs compétences, leurs savoir-faire et la spécificité de leur style propre. Toutes ces raisons ont conduit par exemple, depuis quelques années, au foisonnement de programmes immobiliers de reconstruction qui tendent à effacer du paysage les caractéristiques distinctives propres à chaque territoire. Les porteurs de projets de réaménagement semblent oublier l’héritage architectural du contexte dans lequel ils s’implantent, au profit d’une esthétique commune et globalisée. Et la mode a peu à peu remplacé la spécificité esthétique
7.
La grande incompréhension fonctionnaliste, ou comment un livre a été mal interprété
Il me semble que l’appauvrissement généralisé de la création n’est pas simplement dû à l’émergence des réseaux sociaux et la manière dont ils ont normalisé et simplifié les esthétiques. Si tout tend à se ressembler, c’est aussi parce que les designers ont mal interprété des textes fondateurs de la discipline, notamment certains écrits d’architectes du mouvement moderne.
Lorsque l’architecte Adolf Loos publie Ornement et crime en 1908, il s’oppose vivement aux différentes modes ornementalistes caractéristiques des productions du Second Empire et de la IIIème République à Vienne. La Sécession viennoise et l’Art nouveau, les deux principaux courants d’arts appliqués de l’époque, sont alors marqués par un éclectisme historicisant qui va un peu dans tous les sens. Avant tout, Loos s’en prend à « l’instinct d’orner », dans lequel il voit la faillite de l’époque moderne à créer son propre vocabulaire formel. Même s’il est important d’avoir en tête le caractère raciste d’un tel texte, qui s’en prend violemment aux Papous comme exemple d’une civilisation dite « inférieure », il me semble que l’on peut, au-delà des polémiques et des paradoxes, en tirer quelques enseignements cruciaux sur les enjeux du design de l’époque. Pour vous donner une image, les intérieurs bourgeois du XIXème siècle en Europe étaient parés d’épaisses tentures qui peinaient à laisser passer la lumière naturelle, les fauteuils étaient rembourrés et capitonnés, et laissaient ainsi d’innombrables recoins aux microbes et à la poussière, d’innombrables bibelots de styles de différentes époques s’accumulaient et encombraient les salons.
Le combat contre l’ornement sera collectif, puisque partagé par d’autres figures de proue du mouvement moderne, tel que l’architecte autrichien Otto Wagner, qui énoncera sa devise au fronton de sa villa Hütteldorf : « La nécessité est seule maîtresse de l’art », ou encore, de l’autre côté de l’Atlantique, l’architecte américain Louis Sullivan qui, quelques années plus tôt, écrivait « que la vie est décelable par son expression, que la forme suit la fonction. Et telle est la loi. » En France, Le Corbusier, qui publiera d’ailleurs Ornement et crime en 1920 dans sa revue l’Esprit Nouveau, donne lui aussi ses propre mots pour désigner cette lutte dans son ouvrage de référence L’art décoratif d’aujourd’hui : « [Il faut] s’insurger contre l’arabesque, la tache, la rumeur bruyante des couleurs et des ornements. »
Il est fondamental de comprendre ces textes dans leurs époques : pour les pères de la modernité, la question de l’ornement ne se résume pas simplement à un problème esthétique mais porte un enjeu de civilisation. Les architectes d’alors voient dans l’ornement un stigmate moral et un parasite économique. Ils affirment qu’un immeuble ou qu’un objet doivent avoir une utilité, qu’ils ne peuvent pas être pure dépense décorative injustifiée, afin de privilégier le matériau, dont il s’agit de préserver la beauté intrinsèque, et la fonction. Cet idéal esthétique s’accompagne d’un idéal démocratique : si l’ornement était l’apanage des riches commanditaires, donc un facteur d’inégalité sociale, son abolition permettra d’envisager un monde plus juste. Il recouvre aussi un problème de santé publique : l’insalubrité des logements dans les métropoles occidentales en pleine expansion crée des maladies alors inédites. L’hygiénisme promeut une nouvelle compréhension de l’environnement humain, dont les formes doivent pouvoir répondre au bien-être moral et à la santé de tous.
Côté conception, on emprunte à l’industrie ses matériaux et ses modes de fabrication à la chaîne : il faut donc dépouiller au maximum l’objet pour réduire son nombre d’éléments constitutifs et donc le nombre d’étapes de production. « Le principe de beauté, à ses yeux, découle du principe d’économie, et le principe d’économie, du principe d’utilité8. » Rétrospectivement, si on regarde le style caractéristique des productions du mouvement moderne, on s’aperçoit que sa géométrie, ses surfaces lisses, ses lignes épurées et l’attention portée aux nouveaux matériaux (tels que le béton, le métal ou le verre) : tout en lui concourt à créer un nouveau paradigme esthétique. Et ce style inédit n’est en réalité pas exempt de décoration : il affirme à sa manière le régime décoratif, et, loin d’échapper à l’ornement, qui ne fait que muter et changer de forme, il renouvèle l’appréhension des objets et des bâtiments qui nous entourent. Si l’on analyse les réalisations d’intérieurs de Loos, on se rend vite compte que ses préceptes sont tombés entre de mauvaises mains et ont été largement réduits. Regardez son American Bar à Vienne, où il utilise laiton, bois, verre, onyx, des matériaux nobles et luxueux, tous composés ensemble afin de créer une atmosphère spécifique à la modernité : c’est tout sauf un white cube aseptisé dénué d’ornements ! C’est au contraire un intérieur très décoré, au sens noble du terme, capable de créer une ambiance propice à la détente et à la relaxation que demande un bar. Loin de rejeter l’ornement, Loos ne fait que le renouveler radicalement.
À mon sens, certains des textes fondateurs ont été mal compris, dont des citations ont été arrachées de ce contexte historique européen si particulier et sont devenues des doctrines pour certains architectes et designers, qui les ont utilisées pour justifier un fonctionnalisme extrême. Ce que ces créateurs voulaient dire, c’est plutôt : « Il faut mettre en valeur la matière pour ce qu’elle est, et si vous faites simple, les coûts seront plus faibles ! » Au lieu de cela, les gens ont compris qu’il fallait faire des immeubles et des objets dont l’aspect se résumait à leur utilité. Cette incompréhension fondamentale d’Ornement et crime a donné une sorte de blanc-seing au grand capital, et plutôt que de simplement abandonner l’ornement superflu, on en est venu a tout simplifier et à utiliser des matériaux cheap. Au fond, ce sont aussi en grande partie ces mauvaises interprétations qui ont fait que le monde d’aujourd’hui est devenu moche !
8.
Designer : un métier populaire mais non accessible au peuple
Réseaux sociaux, uniformisation des styles, hypermarketisation du design, interprétations biaisées… ce sont autant de facteurs qui ont, il me semble, conduit à l’appauvrissement et à la simplification de la création. En dernier lieu, une cause beaucoup plus directe me semble être une clé de compréhension à ces phénomènes : la formation et le métier de designer, qui ont radicalement changé.
Historiquement, il y a eu un affaiblissement important de la formation des designers. Avant, le design était un métier proche de celui de l’artisanat, avec des allers retours constants dans le travail de la forme, du dessin à la fabrication. Les chefs d’ateliers sont parmi les meilleurs artisans français, ils sont chargés de ne former qu’une dizaine d’élèves, et le temps de formation reste relativement court. Aussi, comme il subsistait une hiérarchisation importante entre les beaux-arts et les arts appliqués, les apprentis qui souhaitaient devenir artisans étaient des gens du peuple, souvent issus de classes ouvrières. Le bouleversement a aussi été quantitatif : lorsque l’école Boulle est créée en 1886 par exemple, c’est le seul endroit de formation professionnel dans les métiers d’art, l’ameublement et les arts appliqués en France. Aujourd’hui, il y a eu une explosion de l’offre et de la demande dans la formation en art et en design : rien que dans l’enseignement public, on recense 44 écoles supérieures d’art et de design pour plus de 12 000 étudiants (chiffres que l’on peut aisément doubler si l’on prend en compte de l’enseignement privé). La plupart de ces écoles ne peuvent évidemment pas se doter d’ateliers et d’outils incroyables, le recrutement des enseignants s’est institutionnalisé et s’est éloigné du caractère artisanal du métier… Aujourd’hui, l’informatique qui a pris une place énorme dans la formation du métier, la conception numérique, et l’inspiration visuelle sur les réseaux sociaux, ce qu’on appelle la « tendance ». C’est pour ces raisons que l’on assiste à une simplification maximale, à la racine même de ces métiers de création : dans les écoles.
Petit à petit, on peut aussi se rendre compte que designer est devenu un métier de bourgeois. Les écoles privées coûtent entre 5 000 et 10 000 euros l’année, sur le site de l’une des meilleures d’entre elles, Strate College, ils font carrément de la pub pour leurs banques partenaires, afin de proposer des prêts à taux préférentiels pour permettre aux étudiant de financer leurs études. Créer une école d’art, c’est devenu un véritable business, et ça peut rapporter gros ! Par ailleurs, les études sont devenues longues : de ce fait, même dans les écoles publiques, dont les plus sélectives se situent à Paris, le simple fait de devoir se loger pendant cinq ans dans la capitale fait immédiatement le tri, et ce ne sont que les jeunes des classes sociales favorisées qui peuvent se permettre d’y postuler. En France, il y a un manque de diversité catastrophique dans l’accès aux études d’art et de design. Cela explique pourquoi aujourd’hui le métier de designer est devenu excluant : la financiarisation de la pédagogie et de la formation attire des futurs créatifs qui sont de base déconnectés des besoins réels de la population moyenne. Il y a aussi, avec l’avènement des réseaux sociaux, le narcissisme ambiant de notre époque et la starification du métier, la volonté de devenir un designer « auteur » reconnu et coté. Les prix de ce type d’objets s’enflamment, et s’assimilent davantage à ceux, mirobolants, d’une œuvre d’art contemporain, qu’au juste prix d’une table de qualité accessible et démocratique.
Ces dernières années, la formation des designers a beaucoup changé, mais sur une échelle de temps plus étalée, ce sont également les techniques de mise en forme et les processus de fabrication qui ont été bouleversés par l’industrialisation. Jusqu’à la révolution industrielle, souvent l’artisan était en même temps celui qui dessinait l’objet que celui qui le réalisait. C’était quelqu’un de qualifié, qui avait à la fois des savoir-faire manuels et une intelligence de mise en forme, il n’y avait pas la distance énorme entre le travail de conception et celui de fabrication qu’il y a de nos jours. Aujourd’hui, dans la généalogie d’un objet, d’un aménagement ou d’un bâtiment, il y a des designers qui modélisent, et tout au bout des ouvriers qui viennent réaliser ce modèle. À l’heure de la conception numérique, le simple fait de dessiner un objet est souvent très limité aux outils de modélisation 3D proposés par des logiciels comme Rhinoceros, SolidWorks ou AutoCAD, très utilisés dans le design industriel, l’aménagement d’intérieur et l’architecture. Sur ces plateformes, on utilise des courbes de Bézier pour dessiner, et ce n’est pas anodin de savoir qu’elles ont été inventées par un ingénieur, dans le but de normaliser et de rationaliser le dessin. Rien que pour cette raison, on contraint et on réduit énormément toutes les possibilités de création de forme. Ce que ça produit, in fine, c’est une forme de standardisation esthétique. Le seul mouvement manuel nécessaire à la conception se retrouve circonscrit dans l’espace restreint du tapis de souris : il se réduit à un clic, rapide et efficace pour correspondre aux logiques de production de masse. Et le seul mouvement nécessaire à la fabrication est souvent répété inlassablement, dans une vaste chaîne de montage.
Ces changements dans la manière dont on forme les designers et dont on donne forme à un objet ont également conduit à appauvrir la création. Elles ont mené le designer à être en rupture avec la société de son époque et sourd à ses véritables besoins. Elles l’ont conduit, tout comme l’artisan, à ne plus avoir une vue d’ensemble sur l’avancée d’un projet, mais à ne se sentir que comme des maillons d’une longue chaîne de production. En fait, on a progressivement dépossédé les gens des fruits de leur travail, cela paraît donc normal qu’ils ne peuvent plus être fiers et satisfaits d’avoir produit un objet d’un bout à l’autre : il se sentent interchangeables.
9.
L’influence du Japon
Bien sûr, c’est évident que le style des aménagements d’intérieur ou des objets d’une culture ne peut pas exister en vase clos, et qu’il se construit par l’importation d’éléments exogènes à lui-même. Surtout à l’heure de la globalisation et de ses échanges, c’est absolument normal et même bénéfique que les différentes cultures esthétiques coexistent en étant perméables, et que des rencontres et des interactions se produisent entre elles. Que ce soit en architecture ou en design, à quelques dizaines d’années d’intervalle, on peut penser à Frank Lloyd Wright ou à Charlotte Perriand et leur relation particulière au Japon.
Dès l’ouverture de son cabinet à Chicago en 1893, on peut constater que Frank Lloyd Wright développe une pensée de l’architecture organique très proche de la philosophie des résidences traditionnelles et de l’art des jardins japonais. C’était aussi un grand collectionneur d’estampes et de gravures japonaises. On peut voir cette influence partout dans son œuvre, notamment dans la conception ses Prairies Houses, tant au niveau de l’articulation de l’architecture à la nature, du respect des matériaux naturels ou de la relative simplicité des constructions. Par la suite, au début des années 1910, il s’est beaucoup investi dans le projet de construction du nouvel Hôtel Impérial de Tokyo, pour lequel il était secondé de plusieurs apprentis japonais, qui sont devenus eux-mêmes des architectes renommés et qui ont pu transmettre la pensée de Lloyd Wright dans leurs propres cabinets d’architecture au Japon. En design, en 1940, Charlotte Perriand est même devenue conseillère dessinatrice en art décoratif auprès du Ministère du Commerce japonais ! Dans ce cas, c’est alors carrément l’état qui s’appuyait sur ses préconisations pour orienter la production industrielle du pays. Mais Perriand, comme Wright, n’arrivaient pas au Japon avec l’idée d’une supériorité du style occidental. Tous deux étaient avant tout des grands admirateurs de la culture japonaise et ils avaient l’humilité de vouloir apprendre de la philosophie, de l’esthétique et des savoir-faire japonais. Leurs années passées au japon étaient faites de rencontres d’artisans, de visite d’ateliers et d’usines, d’observation des modes de vie… Ils se sont littéralement imprégnés de la culture et s’en sont inspiré pour concevoir des objets, du mobilier et des bâtiments, chez Perriand on peut voir cette rencontre incroyable de l’esthétique moderne occidentale et l’esthétique traditionnelle japonaise, avec ses matériaux et ses techniques, notamment l’utilisation du bambou, des tissages, de la laque, même dans le traitement de l’espace, avec les qualités de répartition entre ombre et lumière des maisons traditionnelles japonaises.
Les exemples sont innombrables. Dans une autre mesure, avec un partage culturel moins approfondi mais plutôt de l’ordre de l’emprunt assumé, on peut penser à la China Chair du designer danois Hans Wegner, éditée par Fritz Hansen. Wegner a conçu cette chaise en s’inspirant très largement d’un style de fauteuil chinois traditionnel dit « en fer à cheval », qu’il allait contempler au Danish Museum of Industrial Art. Si l’on compare les deux productions, on s’aperçoit qu’il s’agit vraiment d’un redesign plutôt que d’une réinterprétation radicale, et pourtant c’est bien cette chaise « chinoise » qui est devenue une icône du design scandinave moderniste ! On peut expliquer cette reconnaissance car ce fauteuil est une forme de synthèse qui associe le meilleur du savoir-faire danois en ébénisterie de l’époque et la mise en forme traditionnelle des fauteuils chinois.
Mais selon moi, l’idée de réciprocité dans la circulation des idées et des formes est radicalement différente du pillage unilatéral. C’est là qu’on peut faire la différence entre métissage culturel ou appropriation culturelle…
10.
Le syndrome du tempura, du ceviche et du caffè latte
Quand il ne s’agit plus d’un partage culturel d’égal à égal mais d’une utilisation d’éléments culturels par des puissances dominantes, qui vise directement au profit, on est plutôt du côté de l’appropriation culturelle. On peut voir des dizaines de cas d’uniformisation culturelle fleurir dans les grandes chaînes de restauration, qui misent de plus en plus sur des appellations exotiques pour séduire le consommateur. C’est là qu’on voit que la langue, elle aussi, a aujourd’hui une forme de valeur marchande qui est prise en compte dans les stratégies commerciales et le lancement de nouveaux produits. C’est pour cela qu’aujourd’hui, dans les quatre coins du monde, on va appeler tout ce qui ressemble de près ou de loin à un beignet frit tempura, n’importe quel plat à base de poisson cru ceviche, et à faire de tous les cafés avec du lait des latte. Sous prétexte d’originalité, on attribue ces noms à des plats à mille lieues des spécialités originales qu’ils désignent à la base, des noms qui deviennent totalement insensés et absurdes tirés hors de leur contexte culturel. Ces appropriations se font au même titre que le style d’aménagement d’intérieur globalisé, qui emprunte des éléments à différentes cultures, mais en les redigérant « à l’occidentale », du minimalisme japonais au mobilier scandinave. Ces multiples allers et retours finissent par créer un magma global informe, qui devient la norme esthétique quand il revient là même où il a été créé à l’origine : c’est le serpent qui se mord la queue.
En fait, la globalisation tend à effacer toutes les caractéristiques distinctives propres à chaque culture pour les rendre plus « consommables », il y a une vraie perte du patrimoine culturel spécifique à chaque territoire.
11.
Le déclin des centres villes
Si l’on veut ouvrir un commerce de manière juste, il faut d’une part analyser l’uniformisation des styles due à ce phénomène que j’ai appelé la globalisation esthétique, mais il faut d’autre part comprendre pourquoi, sociologiquement, historiquement, politiquement, les boutiques ont été délaissées par les consommateurs.
« Bail à céder », « Liquidation : tout doit disparaître ! » : quand ce ne sont pas ces annonces qui parent les vitrines désespérément vides, ce sont des stores métalliques baissés qui habitent des villes qui semblent désormais fantômes. Dans les petites et les moyennes villes, les boutiques abandonnées gagnent chaque année plus de terrain : dans plus d’une ville sur trois, le taux de vacance (c’est-à-dire la proportion entre les commerces à céder et les commerces actifs), dépasse les 15%.Comme l’analyse Olivier Razemon9, la désertification commerciale est à lire comme le symptôme d’un phénomène plus large qui touche les centre des villes de moins de 100 000 habitants : la diminution de la population, donc des logements vides eux aussi, un taux de chômage qui augmente, la baisse du niveau vie, ainsi que la paupérisation de la population qui y habite. Si les centres villes sont désertés par les boutiques, c’est parce qu’on y paye des loyers commerciaux plus chers qu’auparavant, parce que les gens ont plus de difficultés à accéder au centre ville avec leurs voitures, aussi parce que le commerce en ligne tend à concurrencer les boutiques ayant pignon sur rue.
C’est un phénomène qui résulte de choix politiques, idéologiques et urbanistiques de la France des années 1950/1960, au croisement de plusieurs problématiques : l’accès à la propriété, le développement du tout automobile, la naissance de la grande distribution, l’exode rural… À l’époque, la ville doit s’étaler le plus possible pour endiguer la promiscuité des centres villes, pour qu’on ne soit plus les uns sur les autres. La façon la plus facile d’augmenter la croissance économique et de créer de l’emploi c’était donc de promouvoir la création de zones industrielles et commerciales en périphérie des grandes villes. Entre un supermarché qui crée 300 emplois et qui paye des taxes d’apprentissages et un petit boucher qui va faire son commerce de proximité, le choix est vite fait pour les politiques qui décident de l’attribution des projets de construction. On donne alors des terrains le plus vite possible au promoteur qui désire développer le supermarché. C’est véritablement ce type de vues politiques à court terme qui fait qu’on a détruit l’entrée des villes. Ce qu’on ne voit pas en Angleterre, ou en Italie : certaines parties de l’Europe sont encore protégées et on constate que c’est un choix proprement français.
Dans les années 1960, on a donné la priorité aux commerces et à la consommation, à la vente de produits de moyenne gamme, accessibles à tous. C’est à ce moment que naissent les empires de la grande distribution comme Leclerc ou Auchan, qui s’implantent aussi là où il y a plus de place, et plus proches des classes moyennes et supérieures qui ont préféré s’installer dans les banlieues pavillonnaires. Les centres villes ne sont depuis plus du tout adaptés pour accueillir ce parc automobile : à ce moment, la consommation se déplace du commerce de proximité de centre-ville au supermarché de périphérie. La concurrence est elle aussi déloyale, et pour le consommateur moyen de l’époque c’est un rêve : on ne va plus du poissonnier au boucher en passant par le primeur, tout est présent dans un même espace, c’est la possibilité d’un gain de temps non négligeable. Les prix sont beaucoup plus bas également, le nombre de références est énorme. Dans le même temps, on peut s’apercevoir que c’est toute l’organisation du territoire qui change de paradigme : il y a notamment la vente de tous les terrains alentours, qui appartenaient d’abord aux paysans. Cela va avec toute une vague d’accession à la propriété des classes moyennes, qui acquièrent des maisons conçues sur un même modèle, donc moins chères, dans les zones pavillonnaires qui entourent les villes. Avec cela, inévitablement, la place énorme que prend la voiture individuelle. C’est vraiment l’image des films de Tati ou tout devient normalisé et automatisé jusqu’à l’absurde. Finalement, c’est l’intérêt des habitants pour les centres villes qui s’est historiquement écroulé, excepté pour les très grosses villes comme Paris ou Lyon, où les classes aisées et cultivées persistent et pour lesquelles la voiture n’est pas forcément une obsession.
Aujourd’hui selon moi il y a un vrai lien entre le déclin des centres villes et les orientations politiques des individus. Dans les villes plus petites, où les classes moyennes et supérieures se sont massivement installées en périphérie, elles ont été remplacées par des populations plus pauvres, souvent issues de l’immigration, et les premières boutiques que l’on voit quand on vient dans le centre, ce sont des boucheries hallal, des kebabs. Et là, alors que la population immigrée est minoritaire, elle devient visuellement majoritaire. On passe de temps en temps dans le centre-ville parce que souvent les institutions publiques comme les bureaux de postes, les mairies ou les institutions privées comme les banques y restent : on a donc une impression que la population, majoritairement immigrée, est au chômage, qu’ils ne font rien et qu’il restent assis sur des bancs toute la journée à discuter. Ce n’est qu’une impression, mais elle est dramatique, car elle amène les gens à croire qu’ils sont « remplacés », d’où cette théorie du grand remplacement.
C’est un cercle vicieux : parce qu’il y a délaissement des centres villes par les classes moyennes pour les périphéries, les commerces de proximité disparaissent, parce qu’il y a exiguïté des logements, les populations les plus pauvres obligées de rester sont obligées de vivre la moitié du temps dehors, parce qu’il y a cette impression visuelle de personnes issues de l’immigration qui « trainent » dans les rues des centres villes, les gens deviennent xénophobes et pensent qu’ils sont « envahis ». Si on laisse les processus actuels arriver, les centres villes vont être vides et les gens vont devenir fachos ! C’est ce qui se passe dans beaucoup de villes du sud de l’est et du nord : ce n’est pas anodin selon moi qu’à Béziers, où près d’un quart des magasins sont inoccupés, le FN fasse de si gros scores et que Robert Ménard soit élu aux dernières municipales avec près de 70% des suffrages, c’est terriblement inquiétant !
12.
Éviter le Retail apocalypse
Aux États-Unis, on a appelé ça le Retail Apocalypse10 (Apocalypse de la vente au détail). L’expression s’est généralisée dans la presse outre-Atlantique en 2017, à la suite de nombreuses faillites et de fermetures de magasins de vente au détail. On compte notamment le géant du jouet Toys “R” Us qui dépose le bilan avec une dette de l’ordre de 5 milliards de dollars fin 2017, et liquide tous ses magasins américains en 2018, en licenciant ses 33 000 salariés. L’Apocalypse désigne la manière dont les consommateurs délaissent les points de vente physiques : la distribution en boutiques ayant pignon sur rue périclite peu à peu, au profit de géants digitaux du détail comme Amazon. Outre les raisons précédemment exposées, c’est également dû en grande partie au changement des habitudes de consommation de toute une nouvelle génération, qui se tourne vers les achats en ligne via les téléphones mobiles. De nombreux réseaux sociaux comme Instagram se sont convertis en quelques années en plateformes de vente dématérialisée. Les premiers secteurs touchés ont évidemment été l’industrie du vêtement, de l’objet, du livre, du film, de la musique : en fait toute l’industrie culturelle. Mais le phénomène n’est pas seulement dû à la montée en puissance du e-commerce.
Je fais un lien direct entre Retail Apocalypse, uniformisation esthétique et culture de la productivité. En périphérie des villes, les supermarchés proposent tous les mêmes références à tous leurs consommateurs, et en centre-ville, ce sont surtout les commerces de bouche, avec leurs offres spécifiques, qui ont été remplacés par des boutiques de mode et par des chaînes qui réussissent à se structurer et à franchiser. Comme les supermarchés, elles aussi se ressemblent toutes, et proposent les mêmes produits d’une ville à l’autre. Pour le peu de boutiques physiques qui restent, c’est parce que la qualité de l’architecture d’intérieure a été négligée, au profit d’un style homogène qui ne correspond plus à aucune spécificité esthétique, que les consommateurs ont été amenés à ne plus s’y rendre. C’est également car il y a un problème de sélection dans les produits mis en vente, tout autant que dans la qualité du service et des échangent, qui nécessitent du temps.
13.
De l’échange de temps
On a une véritable culture de la productivité et du profit dans les boutiques : au même titre qu’il faut concevoir et fabriquer plus vite, il faut vendre plus vite. Tout cela a mené à une expérience client pauvre et facilement substituable aux informations sur internet. Le dernier aspect attractif des boutiques était la possibilité de consommer « en direct », en entrant dans un magasin et en en ressortant avec son produit. Finalement, cette immédiateté a été liquidée par Amazon prime et sa promesse de livraison en seulement deux heures. Sur ce point, il est très complexe de rivaliser car on souffre aujourd’hui d’une addiction à la rapidité dans nos sociétés capitalistes.
C’est un phénomène qu’a très bien décrit le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa11. Aujourd’hui, les consommateurs sont pressés et avides de grandes vitesses. On veut tout, tout de suite, avant tout le monde. Et il me semble que ce régime de constante accélération va à l’encontre de la qualité de l’expérience que doit à mon sens susciter l’acte d’achat dans une boutique. Cela touche aussi l’immobilier : les propriétaires partagent cette sorte de vision d’immédiateté catastrophiste, donc font des loyers extrêmement hauts, parce qu’aujourd’hui une ville comme Paris attire le monde entier. Bien sûr la situation est différente dans les petites villes qui ne peuvent pas jouer ce jeu-là, car le monde entier ne veut pas aller à Limoges ou à Toulouse, quoique ! Ces loyers hors de prix participent de la gentrification d’une part, mais aussi de l’impossibilité pour les locataires, qu’ils soient particuliers ou gérants d’une boutique, de se projeter dans des intentions à long terme. Les baux passent ainsi d’un locataire à l’autre, et à défaut de concevoir des boutiques pérennes, on les abandonne au profit de l’immédiateté : on crée des marques éclair dont la durée de vie sera seulement de quelques mois et on ouvre ce que l’on a appelé des pop-up stores… Les pop-up stores, ce sont ces boutiques éphémères qui sont nées dans les années 1990 dans les grandes villes comme Londres, Paris, Los Angeles, Tokyo, et qui se sont imposées comme un nouveau format de retail. Le pop-up store repose sur un bail de courte durée, un an maximum, le plus souvent une semaine ou un mois, payé dans son intégralité avant l’entrée dans les lieux. Il a pour but d’écouler toute la marchandise, que ce soit dans le secteur de la mode, de la nourriture, des technologies, l’idée est de faire un grand « coup » marketing, en mettant en valeur l’aspect limité des produits, donc leur attractivité et la nécessité de les acquérir vite, sur un coup de tête. C’est un format qui permet également de tester des nouveaux produits sans prendre un trop gros risque en commercialisant d’emblée une nouvelle gamme de produits dans des millions d’exemplaires.
Dans les faits, c’est la trame de la vie quotidienne toute entière qui a été colonisée par le paradigme de l’urgence qui dirige l’économie. Le fantasme d’une production qui ne s’arrêterait jamais répond au fantasme d’un modèle d’individu moderne qui pourrait produire, consommer, travailler lui aussi à temps plein. C’est déjà un fait : avec internet, on peut faire des achats 24 heures sur 24, on consulte nos mails dans notre lit, on téléphone aux toilettes et on lit en mangeant. Seulement, cette quête de la vitesse est à l’opposé du rythme physiologique humain, lié à l’allure et au cadencement de la marche par exemple. C’est ce que soulevait déjà l’anthropologue Leroi-Gourhan12, au sujet du décalage entre la vitesse d’évolution des objets techniques et la lenteur propre au corps humain, resté le même qu’à l’ère préhistorique. Et c’est la collusion entre ces deux rythmes contradictoires qui crée cette sorte de pathologie de la modernité, constitué par un sentiment d’urgence constante.
Aussi, il me semble qu’il est important de ne pas oublier que ce métier consiste avant tout à vendre du temps. J’ai toujours considéré que le commerce c’était des échanges de temps : si j’achète ce vélo, qui est relativement cher, je vais avoir l’impression qu’on a mis beaucoup de temps à le concevoir, à le fabriquer et à me le vendre. En achetant, ce que je donne dans l’échange c’est un certain nombre d’heures de ma vie, étant donné que je suis moi-même payé à l’heure. Donc si je paye ce vélo mille euros et que je suis payé cinquante euros de l’heure, j’estimerais que ce vélo vaut 20 heures de mon temps de travail. En d’autres mots, l’argent que je gagne, c’est du temps que je donne à fabriquer. Cela a un nom au Japon, Honmono, le véritable produit. C’est un terme qui est très proche de la notion d’artisanat, de spécificité du patrimoine culturel et historique. Il implique que la personne qui participe à son élaboration y soit très fortement impliquée, et qu’elle est douée d’un savoir-faire technique transmis et perfectionné de génération en génération. Le Honmono suggère un niveau de qualification, de connaissance et de compétence qui garantit la qualité du produit final fabriqué, ce qu’on pourrait nommer un objet authentique. Pour donner un des exemples les plus communs, on peut constater la passion du bel objet chez les adeptes de couteau japonais, dont les règles strictes de fabrication ont été développées par le travail passionné de maîtres artisans qui se sont succédés durant des siècles de forge.
C’est tout ce que Marx apporte de révolutionnaire à la philosophie économique quand il invente le concept de fétichisme de la marchandise, pour désigner cette manière qu’a le système capitaliste de dissimuler derrière l’apparence triviale de la marchandise le temps de travail des producteurs, en réifiant l’essence fondamentale des rapports sociaux entre les individus. Ce qui est beau avec le luxe c’est cette ambiguïté : on le vend très cher, on vend une impression de temps d’élaboration très lent, on fait la promotion d’un certain artisanat en façonnant l’image d’ouvrières laborieuses qui piquent inlassablement le même morceau de tissu pour achever une broderie… Alors que parfois la fabrication n’exige pas du tout autant de temps qu’elle en aurait l’air. Certaines marques de luxe sont allées jusqu’à développer des machines à coudre qui font des faux piqué mains : ici on se rend bien compte que c’est avant tout une image que l’on achète lorsqu’on consomme du luxe, et que les grandes maisons misent sur le fait de perpétuer cette image du luxe à la française intrinsèquement lié aux savoirs faires artisanaux. Mais finalement ne pourrait-on pas élargir cette question du temps à tous les domaines ? L’amitié et l’amour aussi sont une histoire de temps : de temps que l’on a envie de passer avec une personne, le temps où l’on pense à celle-ci… La vie aussi, c’est une histoire de temps : on est là pour un temps donné.
14.
Obésité visuelle ou NO FUTURE
Notre rapport à la temporalité est aujourd’hui extrêmement complexe, paradoxalement il me semble que c’est un impensé lorsqu’il s’agit de réfléchir aux problèmes économiques et sociaux contemporains. Culture de la productivité, addiction à la rapidité, échange de temps, il y a un dernier rapport au temps qu’il me semble important d’aborder, celui de présent éternel.
Nous sommes constamment martelés d’images et d’informations, que nous ne pouvons pas digérer. Dès que l’on reçoit un signe, on est déjà dans le prochain : qu’il s’agisse des photos sur Instagram ou des sites d’informations en continu. C’en est devenu tellement pathologique qu’on a par exemple créé un néologisme pour désigner le faire de faire défiler les fils d’actualité à l’infini sur les réseaux : le doomscrolling. Avec la crise sanitaire, la paranoïa ambiante, le confinement chez soi, les violences policières… C’est un symptôme qui s’est largement développé : on recherche frénétiquement de l’information, de l’image, on cherche à combler un vide, les yeux rivés à l’écran, en faisant défiler les données, parfois pendant des heures. Cette consommation excessive construit un cercle vicieux : plus on scrolle, moins on réussit à assimiler, à digérer, plus le sentiment d’impuissance et l’anxiété s’auto-alimentent et nourrissent l’addiction… Nous sommes devenus des obèses visuels ! Alors c’est comme si nous étions victimes d’un trop plein de présent. Un présent permanent, qui ne permet pas de réfléchir sereinement le futur ou de digérer rétrospectivement le passé. Et cela a un impact sur ce qu’on voit et ce que l’on désire faire : on ne regarde que petit, que demain, sans anticiper ne serait-ce que l’année prochaine.
Dans le domaine de la philosophie du temps, l’attitude qui consiste à considérer que seul le moment présent existe, et non le passé et le futur, a aussi un nom: c’est le présentisme. Aujourd’hui, nous sommes véritablement malades de notre rapport au temps. C’est notamment la théorie d’un historien médiéviste, Jérome Baschet, qui a publié en 2018 son ouvrage Défaire la tyrannie du présent :
Le présent perpétuel, ou présentisme, est une forme d'enfermement dans un présent hypertrophié qui, d'un côté, affaiblit le rapport historique au passé en réduisant ce dernier à quelques images mémorielles éparses et, de l'autre, interdit toute perspective de futur qui ne soit pas le prolongement du présent. […] Éternisé, le présent apparaît dès lors comme le seul monde possible. C'est un rapport au temps historique […] qui est propre à la forme néolibérale du capitalisme, qui s'impose à partir du milieu des années 1970 et, plus encore, dans la décennie suivante.13
On peut se l’expliquer notamment par notre rapport au futur, qui depuis les années 1970/1980, les débuts du néolibéralisme, a totalement changé ! Le futur, depuis les Lumières, était synonyme de progrès, et la société accordait globalement beaucoup plus de confiance et d’optimisme en l’avenir. Aujourd’hui, nous nous sentons impuissants devant les crises politiques, écologiques, économiques, sociales et sanitaires à répétition. Toute une génération d’individus a perdu cette foi en l’avenir, et le futur est davantage synonyme de menace que d’espoir. Mais nous devons croire qu’il est possible de changer ce rapport au temps, d’ouvrir des possibilités de se projeter dans le futur, non pas avec la certitude du progrès propre au capitalisme mais peut-être dans des systèmes plus alternatifs.
C’est un constat très général que l’on peut faire ici, mais qui s’applique notamment à la conception des boutiques. Aujourd’hui, on exploite le régime de l’éphémère pour suivre les tendances, une boutique peut s’ouvrir seulement pour quelques mois et disparaître aussitôt, et c’est cette impossibilité de se projeter dans des vues à plus long terme qui rend les gens malades et fatalistes. Il faut pouvoir briser ce système du présent perpétuel. Dans la conception d’un commerce, ça peut passer par des engagements très simples, mais qui vont à l’encontre des logiques de précipitation commerciale du système néolibéral. On peut par exemple décider de produire de manière plus juste, faire primer la qualité au profit. Cela nécessite des logiques plus lentes et donc parfois plus chères. En tant que consommateur, on peut décider d’acheter moins, mais mieux, investir un peu au moment de l’achat d’un produit plus qualitatif, dans l’intention de la garder plus longtemps. De prendre le temps de choisir son peigne, le peigne qui nous accompagnera pendant des années, plutôt que d’en prendre un en plastique dans une grande surface, et de le casser ou de le jeter quelques mois plus tard parce que c’est un objet qui ne vaut rien à nos yeux, ni symboliquement, ni affectivement, ni qualitativement…
Je suis persuadé que la question fondamentale est ici : quelle est la vie d’un produit aujourd’hui ? Aujourd’hui, pourquoi pour le prix d’un hamburger que l’on va engloutir en quelques minutes, on peut s’acheter un pantalon que l’on serait censés pouvoir conserver toute une vie ? C’est bien ça qui n’est ni normal ni sain : et c’est justement un problème sur l’usage que l’on fait des différents temps, de production, de réflexion, de choix, de consommation…
15.
La racisme esthético-social
Le style globalisé : il y a ceux qui peuvent se le permettre et ceux qui ne peuvent pas. En 1905, le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel avait déjà analysé les processus de clivages propres à la mode, dans un court essai intitulé Philosophie de la mode. En tant qu’imitation, elle se constitue comme acte d’appartenance à la société, tandis qu’en tant que différenciation, elle modèle un acte de distinction sociale. La mode doit selon Simmel être pensée main dans la main avec la hiérarchie sociale, elle forme « un produit de la division en classes14 ». Le style globalisé fonctionne comme une mode en tant que forme sociale : en rassemblant les individus d’un même groupe, elle exclue ceux des groupes inférieurs. Dans le Marais, il est fréquent de payer son café cinq euros, dans des lieux au style « minimaliste » – pour ne pas dire cheap – là où on le payait encore un euro dans les années 2000. Mais ce que les gens veulent c’est juste du bon café, moins cher ! Ce que l’uniformisation esthétique fabrique, c’est donc avant tout une fracture économique, et de ce fait la mort de la diversité culturelle.
Cette fracture économique s’accompagne d’une fracture sociale, qui réside dans l’expulsion de toute une partie de la population des quartiers concernés par la gentrification liée en partie à cette uniformisation esthétique. À Paris, avec un coût à l’achat de plus de 10 000 euros du mètre carré en moyenne, les classes populaires ainsi qu’une grande partie de la classe moyenne n’ont plus droit de cité. Même les quartiers le plus populaires comme celui de la Goutte d’Or dans le 18ème arrondissement sont pris d’assaut par les ménages les plus riches, qui refusaient catégoriquement d’y mettre les pieds il y de cela encore quelques années. Et avec cette nouvelle population, de nouveaux entrepreneurs aux initiatives locales et néo artisanale, trimballant leur esthétique globalisée avec eux. Les mêmes qu’on a vu débarquer il y a dix ans dans le Marais. « Paris est en train de devenir un repaire pour super-riches » corrobore Emmanuel Trouillard, géographe chargé d’études sur le logement à l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme15.
Les classes les plus populaires sont condamnées à vivre en banlieue, dans des villes qui comptent des taux de logement HLM énormes. On peut prendre un exemple très simple, celui de la Cité des 4000 à la Courneuve en Seine-Saint-Denis, qui est emblématique des grands ensembles édifiés en région parisienne dans les années 1960. Quatre énormes barres, qui accueillent à l’époque des milliers d'habitants qui ne peuvent être accueillis par Paris, notamment beaucoup de rapatriés d’Algérie. Très vite, ce ghetto de pauvres concentre les difficultés sociales, financières, le chômage de masse, donc la recrudescence de la délinquance souvent liée au trafic de drogue. Mais il me semble important de comprendre les violences des cités également à l’aune de critères esthétiques.
Tout est lié : la laideur, l’exclusion et la violence. D’ailleurs, Godard l’a très bien montré dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, à travers le portrait d’une jeune mère de famille, habitante de la cité que Nicolas Sarkozy voulait nettoyer au Kärcher, qui s’adonne à la prostitution. La Cité des 4000, c’est avant tout des longues murailles de béton gris-bleu de plus de quinze étages, une sorte de prison qu’il filme en panoramique pour accentuer cet espace fermé à toute perspective d’évasion et tout horizon d’avenir. Aujourd’hui, tout le monde se bat pour essayer de mettre en œuvre une politique cohérente de rénovation urbaine, en détruisant les anciennes barres pour reconstruire du mieux par-dessus. Il me semble que si l’on avait d’emblée mieux construit les banlieues, et que l’on y avait investi un capital esthétique important, leurs habitants n’auraient pas laisser se dégrader ou même dégradé d’eux-mêmes ces ensembles. Historiquement, la beauté du patrimoine, à travers les réhabilitations architecturales de certains quartiers de Paris intramuros, a été réservée aux plus riches. La laideur et l’insalubrité, aux pauvres.
À une autre échelle, celle de la conception automobile, on peut faire le même constat : quand Dacia lance ses premières voitures low cost, on fait un rectangle ! En fait, les financiers pensent tout simplement que les pauvres ne comprennent pas le design. Ils se disent qu’ils ont juste besoin d’une voiture, alors aucun effort n’est véritablement fait sur le dessin de la carrosserie. La seule raison pour laquelle ça marche, c’est parce que ce n’est pas cher. Ce qui est dommage, c’est que produire une jolie voiture bien dessinée et une voiture moche sans aucune identité formelle, c’est le même prix, parce que ça repose simplement sur le développement d’un moule ! Mais dans l’imaginaire des personnes qui dirigent ces sociétés, les pauvres ont mauvais goût, ou tout du moins ne se soucient même pas de l’apparence formelle de leurs objets. C’est vraiment l’opposé de la culture d’élévation qu’on retrouvait dans les années 1970, selon laquelle tous les objets même les plus démocratiques devaient être bien dessinés. Et de nouveau, la fracture sociale s’accompagne d’une fracture esthétique : le beau destiné aux riches, et le laid, aux pauvres !
II. Vers une déglobalisation esthétique
1.
La spécificité du local
Il me semble que la richesse de toute société réside dans le caractère unique de ses productions : c’est ce qu’on pourrait appeler sa spécificité esthétique. Maintenant, comment faire en sorte que cette diversité culturelle, au niveau international, ne nous échappe pas ? Fondamentalement, il me semble nécessaire de défendre l’idée d’un patrimoine esthétique, qui soit un fil stylistique directeur, tout en essayant de le questionner et de le renouveler.
Il existe dans le Code de l’urbanisme un « article esthétique », qui vise à protéger les paysages ruraux et urbains pour la spécificité de leur plan d’urbanisme local. Matériaux, couleurs, tout critère esthétique d’une nouvelle construction sont étudiés afin qu’elle ne porte pas atteinte au caractère de l’espace dans lequel elle s’implante, mais au contraire qu’elle s’y inscrive harmonieusement. Les villes ont aussi ce qu’on appelle un schéma directeur de coloration, qui assujettit des nuanciers précis pour la commune et ses quartiers. On impose ainsi à quiconque voudrait construire les gammes colorées et les teintes des façades, des portes, des balcons, des volets, mais aussi parfois même le dessin des menuiseries et des ferronneries, ou le style de mobilier visible depuis la rue. À Angers, on préconise également le maintien des matériaux traditionnels qui forment le socle de la ville, comme le schiste, la pierre calcaire et le bois. À Oléron, pour protéger les menuiseries du vieillissement, l’usage était d’utiliser le reste des pots de peinture des bateaux. Les portes et les volets étaient donc toujours verts ou bleus, et aujourd’hui la charte de l’île a conservé ce nuancier historique. Tout territoire a des ressources particulières, qui induisent des savoir-faire eux aussi spécifiques.
Aujourd’hui, comme tout tend à se ressemble avec la globalisation esthétique, il faut s’appuyer sur le contexte spatio-temporel dans lequel on évolue pour concevoir tout nouveau projet destiné à s’ajouter aux choses du passé. C’est valable pour la conception d’une nouvelle boutique : on doit se questionner sur la cohérence entre le projet ville où on décide de l’implanter, selon cette idée de patrimoine esthétique. Pour penser une boutique, il faut qu’elle soit unique, appropriée aux styles d’architecture qui l’environnent, a contrario des chaînes qui sont toutes construites sur la reproduction d’un même modèle. Chez Vuitton, Hermès ou Dior, que l’on soit dans la boutique de Taïwan ou de Toulouse on se retrouve toujours face aux mêmes produits exposés dans les mêmes vitrines au même moment. Mais ce dont les gens ont besoin, c’est d’appréhender le caractère local des territoires. Pour cela il faut, en amont de tout projet d’aménagement, se renseigner longuement sur les matériaux disponibles sur place, sur l’histoire de la ville, sur les savoir-faire locaux, afin de concevoir un projet qui soit intelligent et adapté. Il s’agit donc de valoriser les ressources naturelles locales d’une part, mais aussi les ressources humaines.
Un autre plan sur lequel les choses doivent radicalement changer, c’est la responsabilité esthétique. Aujourd’hui, les décisions esthétiques des villes sont souvent prises par des politiques qui n’ont pas été formés au design ou à l’art, qu’il s’agit d’anciens avocats, de travailleurs sociaux ou du monde des affaires, de spécialistes de sciences politiques… Ils ne font pas de différences entre le beau et le moins beau, mais on ne peut pas leur en vouloir : ils n’ont tout simplement pas été éduqués à ça ! Mais il faut assumer le fait qu’on ne peut pas improviser un regard et une sensibilité créatrice. En sus, ils sont entourés de personnes qui ont d’autres intérêts que la qualité et la spécificité esthétique : produire pas cher et rentable, afin de suivre la logique néolibérale et capitaliste. Il n’y a plus de suivi de projet sur du long terme, alors que justement les enjeux esthétiques doivent être conçus et suivis sur du long terme, on doit pouvoir analyser les réussites et les échecs passés rétrospectivement, les assumer et en tirer toutes les conséquences.
Les décisions doivent être supra politiques, et les mandats de quelques années qui régissent le système politique sont trop courts pour pouvoir prendre des décisions ! Qui plus est, même dans les créatifs, ce ne sont pas les bonnes personnes qui prennent les décisions. Chez les architectes ou les urbanistes, on peut constater qu’avant tout prime une forme de délire égotique : ils veulent marquer historiquement les villes dans des délires narcissiques coupés de toute réalité de terrain et des besoins des habitants. C’est tellement pitoyable de voir des studios d’architectes stars comme Zaha Hadid, Frank Gehry ou Reem Koolas défigurer toutes les villes dans lesquelles ils s’implantent, sans aucune écoute du territoire local, de la spécificité esthétique du paysage et des futurs usagers. Aujourd’hui, comme des franchises, au même titre que McDonald’s et Starbucks, les gros cabinets d’architectures imposent avec autorité leur esthétique narcissique, pour asseoir un peu plus l’énorme pouvoir dont ils disposent déjà.
2.
Sommes-nous obligés d’innover en permanence ?
On doit de nouveau pouvoir faire appel aux créatifs en question : designers, professions créatives, artisans, tous détenteurs de compétences, ayant une démarche forte, un style propre, en lien avec l’espace dans lequel ils exercent. Dans l’Angleterre victorienne de la fin du XIXème siècle, William Morris défendait déjà cette puissance des arts appliqués face à la mécanisation de la révolution industrielle. L’équivalent aujourd’hui serait de défendre le pouvoir des designers face à la globalisation de l’ère digitale. Morris était un peintre, un architecte, un décorateur, un poète, un illustrateur, un intellectuel à l’origine du mouvement Arts and Crafts. C’est en relisant certaines de ses conférences comme L’art et l’artisanat ou Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, qu’on peut se rendre compte de la portée et de l’actualité de sa pensée et de sa pratique dans notre manière de concevoir, aujourd’hui plus que jamais. Il ne s’insurge alors pas contre la machine et la mécanisation en soi, mais contre la laideur des produits manufacturés et la déshumanisation des travailleurs qu’elle engendre. Il s’inspire notamment du Moyen-Âge, dont l’esprit est animé par la solidarité humaine au service de la beauté et de la qualité. Notamment à travers l’édification des cathédrales, jamais construites par un seul homme en quelques semaines, mais par une interdépendance des corps de métier étalées sur des dizaines d’années . Le talent de chacun comme nécessaires à la participation de la construction, c’est un principe qu’il reprend à son compte dans la création de sa propre entreprise de création d’objets domestiques, de mobilier, de papier peint, de vitraux… Dans ses interventions, il dénonce les abus de la société industrielle et sa recherche effrénée de profit, accentuant le fossé entre les classes et transformant la vie des ouvriers en désert d’ignorance et de misère.
J’éprouve un sentiment de honte pour mon semblable civilisé de la bourgeoisie, qui ne se soucie pas de la qualité des marchandises qu’il vend, mais s’inquiète des profits qu’il peut en tirer. […] Le peintre décoratif, le mosaïste, le fenêtrier, l’ébéniste, le tapissier, le potier, le tisseur doivent tous lutter contre la tendance de notre époque quand ils essaient de produire de la beauté plutôt que du raffinement commercialisable, d’apporter une touche artistique à leur travail plutôt qu’une touche mercantile16. »
Morris part du constat que malgré la manière dont on décrie l’ornement à son époque, l’artisan n’a jamais pu s’empêcher de décorer les objets de son travail. Son concept d’Arts and Crafts (Arts et Artisanat) est simple : si la nature de l’homme le condamne à travailler, l’art peut être une source de consolation dans ce labeur fastidieux. Loin d’être futile, la fabrication d’objets de la vie quotidienne dans des conditions respectueuses permet au travailleur de se sentir créer quelque chose de beau, d’utile et de personnel. Selon lui, s’approprier sa tâche par le geste artistique individuel permet à l’artisan d’accepter son travail et d’y trouver un certain plaisir. Ainsi, « la production de biens utilitaires sans art ou sans le plaisir de créer est fastidieuse ». On peut considérer le combat de Morris comme étant à l’origine d’une gigantesque révolution esthétique : l’apparition des arts appliqués dans les vies des sociétés. C’est le père de ce qu’on désigne aujourd’hui sous le terme générique de design.
J’ai la sensation qu’entre la bourgeoisie de la société victorienne et le néo-libéralisme des entrepreneurs branchés, il n’y a qu’un pas. Ne pourrait-on pas valoriser la transmission des savoirs artistiques, militer pour le plaisir de créer des choses belles par des artisans locaux, belles justement parce qu’historiquement et spatialement contextualisées ? À l’instar de William Morris, il serait temps de soutenir le fait que des ouvriers soient capables de s’approprier leurs productions, contrairement aux modes de fabrication industriels qui déresponsabilisent et déqualifient les travailleurs.
En amont de tout, pour retrouver la qualité il est nécessaire de retrouver le sens du temps et de la lenteur : quand on conçoit une boutique, on peut faire le choix d’intégrer des artisans locaux au projet, qui vont nous aider à acquérir la maîtrise de l’histoire des savoir-faire du territoire sur lequel on s’implante. Ces artisans peuvent être tour à tour des aides graphiques, esthétiques, techniques, qui vont nous permettre de créer un aménagement selon des usages, une expérience de vente particulière… À ceux qui font appel aux designers et aux artisans, la responsabilité de ne pas inciter à produire en masse, à retrouver un lien à la main, à la durée, où le produit doit en priorité être de qualité plutôt que démultiplié en quantité. Lorsque l’on dit tout cela, il faut prendre la mesure de ce que ça peut impliquer dans un projet d’aménagement de commerce : il ne s’agit pas de le penser comme de la simple décoration. Faire de l’aménagement de manière éclairée, cela implique de travailler avec des designers, avec l’artisan du coin, faire en sorte que ça ne soit pas juste un effet de mode qui périclite. C’est faire en sorte que ces collaborateurs le restent sur du long terme et non juste au moment du chantier, pour faire appel à eux lorsqu’il y a un problème, leur demander des conseils, pour établir un lien de confiance… En cultivant des modes de relations plus approfondis, durables, de proximité : c’est là que l’on peut prendre conscience que créer une boutique peut dépasser la simple création de profit mais générer du lien social.
Arrêter de prendre du standard, éviter d’aller loin pour sous-traiter, ne pas exporter et délocaliser les productions dans les pays en voie de développement, s’entourer d’une équipe : cela créer un environnement économique sain, ou la circulation d’argent elle aussi devient plus locale. Créer une boutique, c’est comme créer une œuvre d’art ! Cela prend du temps. C’est comme les gens qui ne mettent pas les moyens dans la décoration et l’aménagement de leur maison, alors qu’ils sont amenés à y vivre des années, parfois même pour le restant de leur vie. Selon moi c’est la même idée pour une boutique, certes il faut prendre en compte des limites de moyens, mais il est nécessaire de mettre le plus de temps possible pour atteindre cette forme de beauté. Il ne faut pas oublier qu’une boutique c’est comme votre religion, ça peut paraître bizarre mais c’est véritablement ça : c’est votre temple, vos vendeurs ce sont les prêtres, vous vous êtes l’apôtre, et le catalogue de produits… c’est la Bible ! Si on trouve une église belle, on y reviendra prier, de la même manière, si votre temple n’est pas beau, on n’y retournera pas !
3.
Prendre le temps
Un de points fondamentaux lorsque l’on veut créer un commerce aujourd’hui, c’est selon moi d’employer des personnes plus qualifiées, ou bien des personnes que l’on peut former sur du long terme, pour pouvoir revenir à ce qu’est vraiment le métier de vendeur. C’est vraiment dommageable de le réduire au métier de caissier. Aujourd’hui, vendeur est devenu un job de passage, alors qu’avant c’était un véritable parcours dans lequel on pouvait faire carrière et développer des compétences fines. Les vendeurs sont devenus la dernière étape, comme l’anus dans un système digestif : ils sont souvent les moins payés de la société dans laquelle ils travaillent, et les moins bien considérés. Et c’est aux dirigeant de prendre leurs responsabilités, pour qu’ils puissent redevenir fiers de la complexité et de la diversité de connaissances et de savoir-faire que leur métier induit. Chez Buly par exemple, à notre échelle, le salaire des vendeurs est de 30 à 40% plus élevé que sur le reste du marché, parce qu’on a conscience qu’au fond, ce sont les employés les plus importants. On a notamment pris le temps de les former aux langues, à la calligraphie, à l’origata, l’art japonais du pli et de l’emballage. En somme, on tente simplement de reconsidérer la pluralité de pratique que recouvre réellement ce métier.
Un vendeur c’est avant tout quelqu’un qui connaît le catalogue des produits, qui se l’est approprié, qui prend le temps d’écouter, de conseiller, d’expliquer, d’orienter. C’est quelqu’un qui a acquis des savoirs et une véritable expertise dans son domaine et qui est à même de les transmettre. Au moment de la vente, au même titre que dans les phases de conception et de fabrication de la boutique, il faudrait arrêter de vouloir toujours faire plus et plus vite, mais simplement mieux, en donnant le temps. Comme je le disais, selon moi, acheter quelque chose se résume à échanger du temps : en tant que vendeur, je te donne tant de mon temps de travail, pour te vendre un produit durable, qui a pris du temps à être conçu et fabriqué.
Aujourd’hui le déséquilibre est ici : on achète rapidement et très cher quelque chose qui a été fabriqué en quelques secondes. On doit tout mettre en œuvre pour retrouver le caractère exceptionnel de cet échange autour du produit, entre le vendeur et le client. Et cela marche pour tout ! C’est comme lorsqu’on se rend chez le primeur et qu’il nous explique une recette, une anecdote ou un conseil de conservation, qu’on a en face de nous quelqu’un qui connaît toute l’histoire d’une variété de tomates : on pourrait être fascinés à chaque fois qu’il y a une telle interaction ! Ou bien que le poissonnier du coin qui a votre numéro de téléphone, qui connaît vos goûts et vos préférences et qui vous appelle en vous disant « Aujourd’hui, j’ai reçu un super bar de Bretagne pour vous ! » Tout cela élève le simple acte commercial de la vente à un échange social, à un partage de savoirs : c’est ce qui manque dans les supermarchés et les grands magasins.
Si on veut contrer le retail apocalypse, il faut ramener de la surprise, de la sélection, être meilleur qu’Internet. Internet, cela se résume à aucune interaction humaine, le tout automatisé, qui propose une sélection que l’on peut faire soi-même et qu’on peut retrouver ailleurs. Certes, on ne peut pas faire moins cher mais on peut apporter un meilleur service, en expliquant d’où le produit vient, qui l’a fait, pourquoi il s’affiche à ce prix là… On peut chercher des choses que les gens ne veulent pas forcément et qui vont le découvrir en boutique. Il faut compter sur l’intelligence et la curiosité naturelle des clients : ils ont besoin d’apprendre des choses, de les comprendre, pas seulement de les acheter ! Il faut aussi changer ses vitrines toutes les semaines, penser le display et la qualité de l’aménagement intérieur, créer de nouvelles circulations, former ses vendeurs, bien les payer aussi… Bref, créer une communauté de confiance autour de la boutique.
Et cela touche tout type de commerce et pas seulement les plus haut de gamme. On peut être créatif même en faisant un kebab et en touchant une clientèle qui cherche ce type de produits, sans chercher à copier les kebabs d’à côté mais en se démarquant ! Au contraire d’ailleurs, en mettant la création dans les endroits où on les attend on va pouvoir susciter une sorte d’élévation intellectuelle et esthétique. Le kebab à la française, par exemple, Grillé y a réfléchi : il est confectionné avec du veau de qualité, des frites incroyables, une sauce spectaculaire, un pain spécial. Certes il est légèrement plus cher que les kebabs normaux mais ils ont élevé le débat, et ils choisissent d’appeler ça Grillé, qui est la traduction du terme turc kebab, et non pas kebab. Être plus malin qu’Internet, c’est aussi arrêter d’essayer de niveler tout par les prix, de ne pas forcément penser au tout accessible. C’est au prix de tous ces efforts qu’on va pouvoir sauver les commerces de proximité.
4.
La déglobalisation esthétique
Aujourd’hui, ouvrir une boutique est devenu un acte militant. C’est un moyen de ne pas laisser nos centres villes mourir, de conserver l’interaction humaine et le lien social, de conserver la beauté d’une ville et de reprendre le pouvoir, pour ne pas le laisser aux mains des géants d’internet. Ouvrir une boutique, à l’inverse des chaînes identiques qui envahissent toutes les villes du monde en proposant les mêmes produits, permet de défendre l’importance de l’économie locale et équilibrée, pour ralentir la globalisation, qu’elle soit sociale, économique voire même esthétique. Si l’on poursuit l’exemple des tomates, c’est la même chose : si aujourd’hui on veut vendre des tomates, ce n’est plus comme avant, il faut connaître tout de la tomate, pour ensuite pouvoir aller voir son petit producteur et lui demander d’en faire une autre, d’élargir la gamme de tomates proposées avec de nouvelles variétés pour répondre à la demande. De la même manière, l’aménagement esthétique de la boutique, en s’appuyant sur le contexte spatio-temporel dans lequel on évolue, constitue un poids qui peut contrer la globalisation esthétique, et faire en sorte que les villes retrouvent de leur altérité et la spécificité de leurs styles. Le commerce a un rôle bien plus important que ce que la société veut bien nous laisser croire. De nos jours, c’est la seule chose qui peut influer sur tout : si l’on pousse les consommateurs à acheter bio, si le gérant arrive à influer le petit producteur, toute la ligne change ! C’est valable dans tous les types de commerce, de l’industrie du vêtement à l’ameublement, et c’est de la première importance pour le futur.
Nous traversons une crise mondiale sans précédents : elle est aussi bien sanitaire qu’environnementale, politique qu’économique, et bien sûr sociale, si l’on pense aux récents mouvements internationaux féministes, antiracistes et contre les violences policières. Mais cette crise est également esthétique, et l’on doit prendre conscience que la création de formes est loin d’être séparée des autres enjeux actuels, qui pourraient sembler plus décisifs. Il y a urgence. Henri Lefebvre, un sociologue marxiste des années 1960, avait élaboré une critique de la vie quotidienne : selon lui, la temporalité marquée par l’habitude ne ferait que reproduire et perpétuer les rapports de domination entre classes. Pour rompre avec ce rythme et cet ennui, que je rapproche de ce que j’ai appelé la routine esthétique, il affirme que l’inventivité propre à la conception créatrice et l’expérience esthétique seraient à même de démonter les conventions normatives de la quotidienneté. Dans Le Droit à la ville, il va même jusqu’à défendre un nouveau droit, au même titre que le droit à la liberté individuelle et le droit à l’égalité devant la loi : le droit à la ville. Fondamental et inaliénable, un droit à la vie en ville juste, à la qualité de vie urbaine. Envisageons à sa suite la ville comme le foyer de l’insurrection esthétique contre le quotidien. Selon lui, les besoins anthropologiques fondamentaux ne sont pas pris en compte dans les réflexions urbanistiques : le besoin d’imaginaire notamment, grand oubli des structures culturelles et commerciales mises en place dans la ville. Ici essayons d’en tirer toutes les conséquences, même les plus paradoxales, tant pis si Lefebvre se retourne dans sa tombe. Concevoir des boutiques alternatives inscrites dans un circuit de production qui respecte la spécificité esthétique des territoires, créer de nouvelles manières de consommer, développer des collaborations sur le long terme avec des artisans locaux, prendre le temps de choisir scrupuleusement les références proposées, et soi-même, acheter moins mais mieux.
Tout cela peut concourir à amorcer une transformation devenue cruciale. Pour dessiner, en miroir négatif de l’uniformisation esthétique, les contours d’un processus possible : la déglobalisation esthétique.
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Recherches et références
par Grégoire Schaller.
Notes
1. Christian de Portzamparc, Toute architecture engage une vision de la ville, Le Monde, 3 février 2006
2. Kyle Chayka, Same old, same old. How the hipster aesthetic is taking over the world, The Guardian, 6 août 2016
3. Serge Latouche, L'occidentalisation du monde, La Découverte, 2005
4. Theodor Adorno et Max Horkheimer, Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, Allia, 2012
5. Présentation de la Pantone Color of the Year, pantone.com, 2020
6. Élodie Falco, Le Marais d’antan, d’insalubre à branché, Le Figaro, 2 mai 2019
7. Jean-Laurent Cassely cité par Marine Miller dans Le hipster pâtissier est aujourd’hui plus valorisé que le cadre sup’ de la Défense, Le Monde, 17 juillet 2017
8. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Présentation de Ornement et crime de Adolf Loos, Rivages, Paris, 2015
9. Olivier Razemon, Comment la France a tué ses villes, Rue de l’échiquier, 2017
10. Derek Thompson, What in the World Is Causing the Retail Meltdown of 2017?, The Atlantic, 10 avril 2017
11. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010
12. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole II, La Mémoire et les rythmes, Albin Michel, Paris, 1964
13. Guillaume Ledit, Nous sommes malades de notre rapport au temps, entretien avec Jérôme Baschet, Usbek et Rica, 2018
14. Georg Simmel, Philosophie de la mode, Allia, 2013
15. Cité par Soazig Le Nevé dans À Paris, des classes moyennes en voie de disparition, Le Monde, 11 juin 2019
16. William Morris, L’art et l’artisanat, Rivages, 2011